L'action de Jeanne Delanoue prend sa source dans une illumination mystique, bien difficile à retranscrire à partir des formulations de sa biographe, Marie Laigle. Restons dans le domaine de l'action concrète.
1) Une création entièrement locale
Les nombreuses
congrégations religieuses implantées à Saumur
au XVIIe siècle sont des filiales d'ordres nationaux, qui
les assistent dans leur installation et qui les inscrivent dans
la dynamique de la Contre-Réforme.
La communauté fondée par Jeanne Delanoue résulte
d'une initiative locale, développée à partir
de la misère spécifique des années 1693-1709.
Son origine est d'abord sociale, et elle n'a plus rien à
voir avec la lutte contre le Protestantisme et l'esprit de la
Contre-Réforme.
Au départ, Jeanne Delanoue est une de ces dames de charité qui agit dans un quartier bien délimité en portant du pain et des vivres au domicile des nombreux indigents de Fenet, un faubourg vivant du pèlerinage et très touché par son déclin. Progressivement, elle se met à distribuer des aliments à la porte de sa maison, et les mendiants affluent de toutes parts. Portant un bissac chargé de vivres, elle parcourt les campagnes voisines, dont Marie Laigle dresse un tableau effarant : « comme elle recherchait toujours les plus pauvres maisons, elle entra dans une vieille masure où elle trouva une pauvre femme qui était couchée sur un bouchon de chaume, où sa pauvre chemise était toute pourrie sur sa peau, et son pauvre mari, qui avait un mal à une jambe, qui ne pouvait pas remuer : outre cela, ils étaient gelés de froid, car ils n'avaient ni bois, ni pain, ni lit. Tout cela s'est passé en 1693. »
Acte de baptême de Jeanne Delanoue |
( 18 juin 1666 ) |
![]() |
Le dixhuictième du dict mois a esté baptizée Jeanne, fille de Pierre Delanouë, marchand, et de Françoise Hureau, le parain Jacques Pillemy, marchand hoste, et la maraine Jeanne Masson, femme de Mathieu Noël, marchand ; le parain n'a signé. Jeanne Masson M. H. Verrier vicaire |
Registre paroissial de Saint-Pierre, GG 13 |
2) Le passage à l'hébergement
En commençant
par des orphelines, Jeanne Delanoue se met à héberger
progressivement des femmes âgées, des handicapées
et des mendiantes de passage. Elle laisse les malades à
l'Hôtel-Dieu, qui a cette mission spécifique. Elle
réalise donc avec audace l'hôpital général
que la ville rêvait d'instituer, mais elle ne reçoit
aucune aide régulière des pouvoirs publics, ni du
clergé local, ni des oratoriens.
La première " providence " est dans sa maison de Fenet et dans les caves voisines. L'ensemble est écrasé sous l'éboulement de 1703 ( à gauche, le fondis de 1703 évoqué par Bottoni (1899), chapelle Jeanne Delanoue aux Ardilliers ). Avec ses orphelines, rescapées à une victime près, elle loge dans les maisons du quartier, car les oratoriens lui ont refusé les écuries du logis de la Fontaine.
C'est pourtant dans cette ancienne hôtellerie qu'elle revient s'installer en 1705, avec 80 personnes environ, accueillie par une bienfaitrice, Marthe Rousseau, la fille des anciens hôteliers, qui affermait cette belle maison aux oratoriens pour 300 livres par an. Jeanne Delanoue reste constamment fidèle à son quartier de l'extrémité de Fenet.
Grâce à l'aide
de quelques familles, elle peut s'installer à la Toussaint
1716 dans l'ancienne hôtellerie des Trois-Anges. Cette belle
demeure à tourelles du XVIe siècle est aussitôt
agrandie, le pavillon d'entrée surélevé,
des combles aménagés, comme on le remarque sur la
photo de droite.
A l'arrière de l'établissement,
sont aménagées deux anciennes carrières,
à mi-hauteur dans le coteau ; les salles, dotées
de cheminées, atteignent 18,50 m de long sur 3,30 m de
largeur ; elle peuvent recevoir une centaine de personnes au total.
En 1936, pour le second centenaire de la mort de Jeanne
Delanoue, une reconstitution est représentée devant
la "grotte" de gauche.
La " Maison de la Grande Providence " s'augmente aussi du côté de la ville par l'adjonction de deux logis voisins, l'ancienne hôtellerie de la Fleur-de-Lys et la maison Cahouet. L'ensemble peut désormais abriter jusqu'à 300 personnes.
3) Le passage à la communauté religieuse
Jeanne Delanoue, sa nièce et trois
compagnes qui l'ont rejointe s'associent en fondant une communauté
religieuse qu'elles appellent les " Soeurs
de Sainte-Anne, Servantes des pauvres, de la maison de la Providence ".
La première règle de cette association est approuvée
par l'évêque d'Angers le 24 septembre 1709.
Les Servantes des pauvres ne constituent pas une congrégation
au sens strict du terme, puisqu'elles ne prononcent pas de voeux
solennels et ne pratiquent pas la clôture ; c'est une
simple association de femmes dévouées, portant un
costume particulier - voir à droite - et se soumettant
à une règle stricte.
En 1898, au cours de travaux dans la Maison de la Providence,
le portrait ci-contre a été découvert dans
la salle capitulaire sous un badigeon. Un fâcheux tuyau
de cheminée avait passé entre la tête de Jeanne
Delanoue et le crucifix.
Cette peinture murale, sans prétention artistique,
remonte au milieu du XVIIIe siècle et ne cherche pas à
figurer exactement les traits de la fondatrice, pas plus que la
gravure placée dans la biographie de l'abbé Cever.
( La graphie " Ieanne de la Noue " était
employée indifféremment. )
4) Des actions multiples
L'accueil des déshérités et la vie austère et laborieuse de la Maison de la Providence sont bien connus, mais ils ne constituent qu'une facette de l'activité débordante de Jeanne Delanoue. Celle-ci a des visées plus vastes : dans la première règle ( I,2 ), elle souhaite transformer sa maison en hôpital général et pouvoir accueillir des pauvres des deux sexes. Comme son souhait n'aboutit pas, malgré un vague soutien par la municipalité, la maison est exclusivement réservée au sexe féminin, y compris pour les enfants.
Cependant, la Providence ne s'enferme pas à l'intérieur de ses murs. Jeanne Delanoue tente une intéressante expérience, elle " prend la route " jusqu'à Tours, afin de connaître concrètement l'existence des mendiants errants. Elle constate qu'il est plus facile de donner que de quémander. Aussi organise-t-elle des aides multiformes, ainsi classées par Marie Laigle :
La communauté entend aussi faire oeuvre éducative, éducation à la morale et à la piété en tête, mais la première règle ajoute ( I, 8 ) : « On apprendra un métier, à la maison, aux enfants à qui on verra de la disposition ». Elle ajoute plus loin ( II, 28 ) : « Si Messieurs les Curés de campagne demandaient une ou deux Soeurs pour faire la petite école en leurs paroisses, on pourra, sous le bon plaisir de Monseigneur, les leur accorder, pour enseigner les petites filles ». Trois petites écoles sont effectivement ouvertes à l'époque de Jeanne Delanoue.
5) L'éminente dignité des pauvres
Ces actions relèvent d'une pensée
religieuse qu'il faut développer. Jeanne Delanoue et ses
compagnes, non seulement pratiquent la pauvreté, mais s'en
font une conception élevée. Marie Laigle l'explique
fort bien : « quand elle entrait en ces pauvres maisons
qu'elle appelait de pauvres étables, elle se représentait
la crèche où était notre divin Enfant Jésus ;
aussi elle appelait les pères et mères des « Joseph »
et des « Marie » ; elle avait soin
de faire des langes pour emmaillotter ces « petits
Jésus ».
Cette image évangélique des miséreux
est rappelée dans la première règle ( II,
17 ) : les soeurs verront Jésus-Christ « en
la personne de ces pauvres, et en les saluant, elles leur marqueront
qu'elles se font honneur de leur rendre service ».
Ces principes sont repris dans la seconde règle, articles
II, 16 et III, 50.
6) Une communauté efficace
La communauté de Sainte-Anne
fait partie des ordres mendiants dans le sens originel du terme
; elle ne dispose pas de revenus fonciers fixes et n'a que quelques
rentes. Elle est surtout épaulées par quelques familles
aisées du quartier et de la ville, qu'elle relance sans
cesse.
Elle n'exige aucune dot des familles de ses postulantes,
qui viennent plutôt de milieux modestes ; elle accepte
des personnes infirmes, mais pas d'enfants illégitimes.
Quand elle est à bout de ressources, Jeanne Delanoue
se lance dans des emprunts, qu'elle n'est pas certaine de rembourser.
Elle parvient finalement à réunir 3 000 livres
par an en moyenne, ce qui est déjà une somme considérable,
mais bien faible pour assurer l'existence de 300 personnes hébergées
et bien d'autres charges ( l'Assemblée générale
des habitants de Saumur avait estimé à 15 000
livres le coût annuel de fonctionnement d'un hôpital
général ).
La Providence emploie peu de personnel salarié, une
vingtaine de religieuses y assure l'essentiel des tâches
avec les pensionnaires valides. L'improvisation est permanente
et les conditions de vie sont loin des normes contemporaines.
Débordées par l'afflux d'enfants, les soeurs en
casent partout, dans la cuisine, dans des malles glissées
sous des lits où s'entassent déjà huit bambins...
La différence est frappante avec l'Hôtel-Dieu,
où les Augustines et leurs employés sont souvent
aussi nombreux que leurs malades.
7) De vives oppositions
La radicalité des positions de
Jeanne Delanoue est loin de faire l'unanimité. Cette glorification
de la pauvreté et de la misère va à l'encontre
de la pensée dominante, qui estime les déshérités
responsables de leurs malheurs et qui approuve les mesures prises
pour chasser les gueux. Cette opposition locale est trop gommée
par de pieux biographes. Les oratoriens luttent contre l'invasion
des mendiants dans l'enclos du pèlerinage, et s'ils refusent
à Jeanne Delanoue les écuries du Logis de la Fontaine,
c'est afin de tenir les orphelines et les indigentes à
l'écart de leur domaine. Le prévôt des maréchaux
et le lieutenant de police combattent en permanence l'entrée
des errants dans la cité, ne tolérant qu'un contingent
limité de mendiants dûment immatriculés. En
accueillant les horsains et en les attirant sans doute, la Maison
de la Providence va à l'encontre de ces interdictions sans
cesse réitérées.
En outre, les autres dames de charité tiennent à
leur territoire et à leurs obligés ; Jeanne
Delanoue est en butte à la « jalousie de certaines
personnes, qui étaient parfaitement riches », écrit
Marie Laigle. Les autorités municipales aident ponctuellement
la maison, mais jugent son organisation bien fragile.
Les relations de Jeanne Delanoue avec le clergé local sont difficiles. Celle-ci conserve pour ses pauvres une partie des honoraires de messes qu'elle reçoit et elle fait célébrer ces messes par des solitaires étrangers à la ville. Les curés successifs se méfient de son mysticisme exalté ; ils ne tolèrent que l'installation d'un oratoire privé et réservé à la communauté ( les autres couvents ont des églises ouvertes au public ). Les capucins déconseillent de la fréquenter, affirmant qu'elle « était une visionnaire ».
Reste la question du jansénisme, alors très influent parmi les clercs saumurois ( voir dossier suivant ). Quoi qu'en aient dit certains hagiographes, Jeanne Delanoue est influencée par le climat ambiant : son rigorisme, une forme de dolorisme, ses visions de l'Enfer, ses confessions fréquentes, parfois biquotidiennes, portent la marque du jansénisme. Mais elle s'écarte résolument de ces doctrinaires sur deux points : elle pratique la communion quotidienne, que ces puristes désapprouvent ; elle tient à l'écart de sa communauté les oratoriens, principaux zélateurs du jansénisme dans la ville.
Elle manifeste donc une assez grande indépendance à l'égard des autorités civiles et même à l'égard des autorités religieuses ( ce qui constitue sans doute une des explications de la longue durée de son procès en canonisation ). A l'écart des querelles théologiques, elle ne fait guère confiance qu'à son confesseur, le rude abbé Géneteau, un chapelain de Nantilly.
Acte de sépulture de Jeanne Delanoue |
![]() |
Le vingt
deuxième jour d'aoust mil sept cens trente six, dame soeur Faligan,
vicaire |
Registre paroissial de Nantilly, GG 47 |
Une inhumation dans une église ou une chapelle exige, au XVIIIe siècle, une permission de l'Evêque, habituellement accordée par le curé. Cet acte conclut donc à un décès le 21 août et à une inhumation le lendemain. Rédigé immédiatement par un vicaire attentif, il paraît avoir une grande autorité. Toutefois, à partir d'un témoignage de Marie Laigle, la Communauté de Jeanne Delanoue a adopté comme date de décès le vendredi 17 août 1736. |
8) Des continuatrices remarquables
A sa mort, Jeanne Delanoue laisse
une communauté de 24 religieuses, réparties sur
la " Grande Providence de Saumur " et sur
une dizaine de maisons annexes. L'ensemble, peu structuré,
demeure fragile.
Les supérieures générales qui lui succèdent,
bonnes organisatrices, consolident l'institution, qui multiplie
les établissements annexes et qui regroupe 59 religieuses
à la veille de la Révolution. La nouvelle supérieure,
Claire Courcité, dirige la communauté avec conviction
et habileté pendant cette période difficile. La
Providence sort renforcée des années révolutionnaires.
9) Bibliographie
- Voir notes 19 et 20. En complément :
- Abbé PEAUDEAU, « La vie à Saumur au début du XVIIIe siècle d'après le manuscrit de Marie Laigle, compagne de Jeanne Delanoue », S.L.S.A.S., 1968, p. 39-57.
- Marie-Claude GUILLERAND-CHAMPENIER, Les servantes des pauvres de la Providence de Saumur de 1736 à 1816, Tours, 1985.