Des ateliers textiles dans l'abbaye de Saint-Florent ?    

 

1) Un thème ancien

 Vivant largement en autarcie, l'abbaye de Saint-Florent fabriquait vraisemblablement ses tissus usuels. La question porte sur les étoffes précieuses. Deux pages de l'Histoire du monastère de Saint-Florent ont beaucoup frappé les esprits. Déjà, le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse évoquait « une véritable manufacture de tapisseries et de diverses étoffes », installée dans l'abbaye. Le colonel Picard avait repris la question : après une argumentation assez décousue, il aboutissait à des conclusions prudentes ( « Existait-il un atelier de tapisserie à l'abbaye de Saint-Florent de Saumur au Xe siècle ? », S.L.S.A.S., janv. 1921, p. 13-30 ; « La tapisserie de l'Apocalypse à l'abbaye de Saint-Florent de Saumur au XIIe siècle », S.L.S.A.S., avril 1921, p. 23-29 ).

2) La tapisserie de Bayeux brodée à Saint-Florent ?

 Au cours d'une série de conférences données en 2003-2004, le professeur George T. Beech, de l'Universite de Kalamazoo, a avancé comme une hypothèse plausible la fabrication de la tapisserie de Bayeux dans l'abbaye de Saint-Florent. Il vient de publier ses conclusions dans : George Beech, Was the Bayeux Tapestry Made in France? The Case for St. Florent of Saumur. New York: Palgrave MacMillan, 2005. Il s'appuie surtout sur les éléments suivants :

- Guillaume Rivallon ou Guillaume de Dol est abbé de Saint-Florent le Jeune du 28 juin 1070 au 30 mai 1118. Appartenant à la noblesse bretonne et lié à Guillaume le Conquérant et à la reine Mathilde, qui donnent à l'abbaye des prieurés en Angleterre, il aurait pu jouer un rôle de commanditaire, ce qui expliquerait le récit de la campagne de Bretagne, qui est détaillé au début de la tapisserie.

- Des éléments de la bordure décorative de la célèbre broderie se retrouveraient sur des manuscrits et des chapiteaux angevins.

- Les documents écrits de l'abbaye de Saint-Florent évoquent l'existence d'un atelier de textile au monastère ( mais au monastère du château ).

 Ayant beaucoup fréquenté ces textes, j'apporte une documentation détaillée sur ce point, laissant à des spécialistes le soin d'examiner les autres.

3) Un long passage de l'Historia

Se plaçant dans le cadre de l'abbaye de Saint-Florent du Château et pendant l'abbatiat de Robert de Blois ( de 986 au 8 août 1011 ), le chroniqueur qui compile l'Historia consacre une page entière à la description éblouie du décor sculpté et peint du monastère, de ses ornements liturgiques et de ses tapis.
 Ce passage est difficile, car il est embrouillé et il cite des ornements qui ne figurent dans aucun dictionnaire spécialisé. On y comprend que le roi de France Robert le Pieux a offert à l'abbaye une chasuble pourpre et sa dernière épouse, la reine Constance de Provence, une levita, une dalmatique ( ? ) blanche. Une autre reine a fait don de deux tapis « a transmarinis partibus - venus des pays d'Outre-Mer », sans doute d'Orient.
 Dans ces passages, il n'est pas question de fabrication dans l'abbaye. Mais au milieu, quelques lignes sont beaucoup plus intéressantes et méritent citation, essai de traduction et commentaires.

4) Une première citation de fabrications locales

  « Nempe duas mirificae qualitatis et quantitatis componi fecit auleas, quas trapezetae conductivi preciosa seta elephanteas imagines venuste continentes consuerunt. Binos etiam ex lana dossales texi praecepit, quorum unus dum texeretur, memorato abbate in Franciam profecto, cum frater cellararius mystum solitum trapezetis vetuisset : « En, inquiunt, in absentia boni domini nostri opus non deseremus ; sed ut vos nobis ita et nos vobis opus inversum faciemus » ; quod usque hodie inversum aspicitur. Item clarissima leonum specie multae longitudinis sed et latitudine competenti sanguineos gestantes campos alios fecerunt, in quibus margo erat candidus, bestiae vel aves rubeae. Cujus in opere exemplum hujus patris cura compositum usque ad tempus abbatis Willelmi cunctis clarius palliis mansit nobiscum : nam in praecellis solemnitatibus abbas elephantinis vestibus, alius priorum leoninis induebatur. Sed et alium pallium detulit rotatum, validum et magnum ; quod ad maceriam cum caeteris tenditur ».

Historia monasterii Sancti Florentii Glomnensis seu Salmurensis, éd. P. Marchegay et E. Mabille, Chroniques des Eglises d'Anjou, 1869, p. 257-258.

  De fait, [ l'abbé Robert ] fit arranger deux tentures d'une qualité et d'une taille étonnantes, dont des tapissiers, loués à gages, cousirent ensemble, à partir de soie précieuse, les figures d'une grande beauté contenant des éléphants. Il ordonna aussi de tisser deux toiles en laine ; alors que l'une était tissée, l'abbé cité étant parti en France, le frère cellérier avait refusé aux tapissiers leur méteil habituel. « Eh bien, disent-ils, en l'absence de notre bon maître, nous n'abandonnerons pas l'ouvrage, mais tout comme vous pour nous, nous vous ferons un travail à l'envers » ; cette inversion est visible jusqu'à aujourd'hui. De même, pour la représentation brillante de lions de grande taille en longueur et en largeur, ils firent des fonds rouge sang, alors que sur d'autres, les bêtes sauvages ou les oiseaux étaient rouges sur un bord blanc. Ce modèle de travail, ordonné par les soins de ce père, est resté chez nous jusqu'au temps de l'abbé Guillaume, comme le plus beau de tous les palliums ; en effet, aux fêtes les plus solennelles, l'abbé revêtait des ornements décorés d'éléphants et le prieur des ornements décorés de lions. Mais encore, il offrit une autre toile roulée, solide et grande, qui est tendue au mur avec d'autres.

 5) Quelques commentaires

+ Le contexte de l'Historia. Voir présentation de cette chronique au chapitre 2. Dans sa partie s'étendant jusqu'à 1070, cette chronique est une compilation relativement informe de documents antérieurs et elle mérite un solide examen critique. Toute l'histoire d'Absalon qui rapporte les reliques de saint Florent depuis Tournus est une affabulation. Louis Halphen accorde peu de crédit à cette chronique et Olivier Guillot encore moins. Faut-il pour autant la rejeter radicalement ? Le compilateur affirme qu'il vit à l'abbaye de Saint-Florent le Jeune. J'ai pu établir qu'il rédige au début du XIIe siècle, avant 1159. Il peut avoir sous les yeux des restes de l'abbaye précédente et il recueille les récits des moines. En ce qui concerne la topographie locale, il peut mériter une relative confiance.
 Ici, il a vu une toile de laine brodée de façon anormale. Lui ou les moines échafaudent l'histoire des ouvriers mal rémunérés. L'Historia fonctionne souvent ainsi, à partir d'un détail bien réel. Mais, racontés plus d'un siècle après, les événements de départ et l'existence de l'atelier ne sont pas garantis. Il faudrait un document de confirmation, mais il n'y en a pas.

+ Problèmes de traduction. Déjà fantaisiste dans ses récits, notre narrateur l'est aussi dans son latin. Il emploie des termes qui ne figurent pas dans le dictionnaire de Du Cange, pourtant monumental. Ou bien il les déforme sérieusement. Voici comment j'ai cru pouvoir les rendre :

- aulaea ou aulea, tenture, toile ;

- le trapezeta ou trapezita est celui qui est installé à une table ( le mot vient du grec ), en principe un changeur. Du Cange ne connaît ce nom que dans le sens monétaire, qui n'aurait aucun sens dans le contexte de la première et de la deuxième phrase. J'ai supposé que notre chroniqueur avait forgé le mot tapezeta pour dire "tapissier", à partir du mot tapetum, le tapis. Le copiste qui transcrit le texte sur le Livre Rouge l'aurait modifié à deux reprises. Il faut tout de même recourir à bien des acrobaties verbales pour donner du sens à cette phrase.

- dossales, sans doute dorsale, un pallium, un manteau, ou une toile accrochée au mur ( il peut être pris dans ces deux sens.

- mystum = un mélange. A partir de mixtura, du Cange donne méteil, un mélange de blé et de seigle.

+ Incohérences du document.

- Des ornements remontant à Robert de Blois seraient visibles à Saint-Florent le Jeune au temps de l'abbé Guillaume de Dol. Or, quelques pages plus loin, le chroniqueur affirme que lors de la prise du monastère par Foulques Nerra, les moines n'ont pu sauver que leurs reliques ( ainsi que leurs chartes les plus précieuses selon d'autres documents plus sûrs ). L'église et ses ornements auraient brûlé.

- Cette conquête représente une importante rupture. La nouvelle abbaye reconstruite près de Saumur est très appauvrie et redémarre lentement. S'il a bien existé, l'atelier textile a vraisemblablement disparu. Les beaux ornements ne réapparaissent que beaucoup plus tard, sous l'abbé Mathieu de Loudun.

6) La décoration de l'église abbatiale par Mathieu de Loudun

 « Fecit etiam hic venerabilis pater dossalia duo egregia, quae praecipuis solemnitatibus extenduntur in choro ; in quorum altero viginti quatuor seniores cum cytharis et phialis depinguntur, in reliquo Apocalipsis Johannis opere descripta est eleganti. Fecit insuper quosdam mirae pulchritudinis pannos, sagittariis et leonibus et caeteris quibusdam animantibus figuratos, qui in navi ecclesiae festis sollemnibus appenduntur ».

Historia monasterii Sancti Florentii Glomnensis seu Salmurensis, éd. P. Marchegay et E. Mabille, Chroniques des Eglises d'Anjou, 1869, p. 306-307.

  Egalement, ce vénérable père [ Mathieu de Loudun ] fit faire deux remarquables toiles qui sont tendues dans le choeur aux principales fêtes solennelles ; sur l'une sont figurés les vingt-quatre vieillards avec des cithares et des coupes ; sur l'autre, l'Apocalypse de Jean est représentée par un travail élégant. Il fit en outre faire ces pannes d'une admirable beauté représentant des sagittaires, des lions et d'autres animaux, qui sont pendues dans la nef de l'église aux fêtes solennelles.

7) Commentaires

- A partir de 1070, l'Historia est formée de courtes notices sur chacun des abbés. Rédigées peu après leur décès, ces notices, peu détaillées, sont parfaitement fiables.

- Mathieu de Loudun, abbé de 1128 à 1156, année où il devient évêque d'Angers, est présenté comme un personnage cultivé. Il fait poser les voûtes de pierre qui recouvrent la nef de l'abbatiale, et ensuite, il couvre de même la cathédrale d'Angers. Il est donc bien établi qu'il a fait décorer les murs de l'église par de grandes tentures s'inspirant de l'Apocalypse et composées vraisemblablement par des figures de grande taille

- Traduction - Pannus = panne, une étoffe fabriquée à la façon du velours.

- Il n'est ni dit ni suggéré que ces tentures ont été faites à Saint-Florent. L'abbaye, alors puissante et rayonnant sur un vaste domaine peut passer commande dans des ateliers spécialisés lointains. Beaucoup plus tard, en 1524, quand l'abbé Jacques Le Roy veut offrir à ses moines une Vie de Saint Florent, il s'adresse à un atelier flamand.
 Affirmer la présence d'un atelier de tissus précieux dans l'abbaye constituerait une sollicitation du texte. Remonter nettement plus tôt pour faire fonctionner cet atelier sous l'abbatiat de Guillaume de Dol constituerait une deuxième sollicitation, qu'on ne peut se permettre.

8) Conclusions sur les textes

 Les moines de Saumur aimaient beaucoup les tapis, les tentures et les beaux ornements. Il est possible qu'un atelier de tissus précieux ait fonctionné à Saint-Florent du Château vers l'an mil. Mais rien ne permet d'affirmer que cet atelier ait fonctionné longtemps, qu'il ait exporté ses travaux et qu'à plus forte raison, il ait fabriqué la broderie de la Reine Mathilde.
 Sous Robert de Blois comme sous Mathieu de Loudun, les évocations se réfèrent à des sujets de grande taille, avec préférence pour les animaux. Donc, rien de commun avec la " bande dessinée ", en même temps oeuvre de propagande, de Bayeux.
Sur le site de H-France Review, la spécialiste Shirley Ann Brown conteste l'argumentation de George Beech en rappelant qu'il s'agit d'une simple hypothèse. Elle donne une autre explication au fait que la tapisserie soit décrite par Baudri, abbé de Bourgueil, dans un poème remontant aux alentours de 1103 : la broderie aurait été présentée à Clermont-Ferrand en 1095, lors de la prédication de la Première Croisade. De belles empoignades en perspective.


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