Hors de l'Eglise, point
d'histoire du
Moyen Age, et surtout point d'histoire de Saumur. La documentation
de ces premiers chapitres provient essentiellement des moines
bénédictins de Saint-Florent, dont la mentalité
est radicalement étrangère à nos préoccupations
actuelles.
Dans leurs écrits, ils veulent avant tout prouver
l'authenticité de leurs reliques, la sainteté de
leurs abbés et la légitimité de leurs possessions ;
moralistes, ils s'étendent sur la générosité
de leurs bienfaiteurs et sur les malheurs survenus à ceux
qui s'emparent des biens des clercs. Les sonorités de leurs
cloches, les lieux de sépulture de leurs abbés n'ont
pas de secret pour nous, mais il faut scruter les textes pour
reconstituer les origines de Saumur à partir de détails
épisodiques.
Quand chaque feuillet comporte un fait prodigieux, comment
opérer le dosage entre le légendaire, le merveilleux
et le réel ? A la suite de Paul Veyne, force est de
reconnaître aux hommes de ce temps une " sphère
de vérité ", qui, n'étant plus
la nôtre, nous est difficilement accessible.
Heureusement, la conservation de ces archives monastiques
est à peu près complète : quelques titres
sont brûlés par les Huguenots en 1562 - mais reconstitués
dès 1567 - ; d'autres ont disparu au cours de
la période révolutionnaire, mais les recoupements
permettent d'affirmer que les pertes sont très limitées,
si bien que les liasses provenant de l'abbaye s'étirent
sur 65 mètres de rayonnages aux Archives Départementales
de Maine-et-Loire.
Les mêmes faits sont évoqués par des
documents de nature différente, ce qui permet de fructueux
recoupements.
En premier lieu, quatre
cartulaires,
livres en parchemin reliés de façon moderne ( codex ),
sur lesquels les scribes ont transcrit leurs titres les plus précieux,
dont l'original est souvent perdu. Ces scribes les désignaient
selon la couleur de leur reliure.
Le plus ancien, le Livre Noir, regroupe 301 pièces
de types variés : des chartes émanant d'un
notable et rédigées à la première
personne ; des notices, comptes rendus d'événements,
établis parfois longtemps plus tard et à la troisième
personne ; des poèmes et aussi des listes d'abbés.
Dans ce travail de longue haleine, on discerne les écritures
différentes d'une vingtaine de scribes, qui se sont relayés
au cours des années 1055-1090.
Le Livre Blanc ( A.D.M.L., H 3713 ), oeuvre d'un copiste unique, et le Livre d'Argent ( A.D.M.L., H 3714 ) ont été achevés vers 1175-1180. Ils sont l'un et l'autre remarquables par leur élégante écriture en minuscule romane et par leur mise en page soignée, mais on ne peut que reprendre le jugement de Célestin Port sur le Livre d'Argent : « oeuvre d'un scribe habile, mais plus soigneux des apparences qu'intelligent du sens même des actes, dont pas un peut-être n'est exempt de quelque faute grossière de copie ».
Voir aussi, Michel Mouate, « Qu'est-ce qu'un
cartulaire ? », S.L.S.A.S., n° 168, mars 2019, p. 28-38.
La structure du Livre
Rouge est plus complexe ( A.D.M.L., H 3 715 ). Le cartulaire
proprement dit
( dont la charte la plus récente date de 1194 )
semble avoir été colligé au début
du XIIIe siècle ; de grand format, les pages comportent
deux colonnes de 40 lignes, en écriture gothique très
soignée, avec lettrines et titres en rouge et en bleu ( à
droite, Livre Rouge, fol. 14, v° ).
Après l'année
1282, des documents historiques divers - chroniques, dont
l'Historia, calendrier -
sont insérés dans le codex et complétés
ensuite par d'autres actes s'étalant jusqu'au XVIe siècle.
- Il subsiste cinq feuillets
d'un autre
cartulaire du XIIIe siècle ; dom Etienne Housseau,
assisté par le bénédictin de Saint-Florent,
Pierre-Vincent Jarno, les a recueillis dans sa précieuse
Collection Touraine, Maine, Anjou, B.N.F., ms., t. 13(1),
fol. 286-290.
- Neuf diplômes importants - connus par ailleurs -
ont été regroupés au XVe siècle dans
les Privilegia monasterii sancti Florentii Salmurensis
( B.N.F., ms. n.a. lat., 1931 ).
Confectionné vers la fin du XIe
siècle, ce curieux document marque un retour au système
antique du volumen,
soit une longue page s'enroulant autour d'un ou de deux bâtons.
Cette disposition permet un transport rapide et constitue une
mesure de sécurité.
Composé de 5 feuilles de parchemin, long de 3,80
m sur 0,45 m dans sa plus grande largeur, le Rouleau des Privilèges
( A.D.M.L., H 1836 ) réunit la transcription soignée
de six documents anciens d'une grande importance aux yeux des
moines ; cependant, l'un d'entre eux est sûrement un
faux, deux autres sont fortement retouchés...
Plutôt malhabiles quand il s'agit de reconstituer
un contexte historique ou des formulations anciennes de chancellerie,
les scribes de Saint-Florent savent admirablement reproduire les
écritures
anciennes. Ici, à droite, la fin du quatrième diplôme,
reproduisant le monogramme de Charles le Chauve encadré
par les lettres hautes et serrées de l'ancienne diplomatique.
On déchiffre difficilement : « Signum ... Karoli gloriosissimi regis // Aeneas notarius ad vicem Hludovici recognovit - Marque du très glorieux roi Charles // Le notaire Enée, remplaçant de Louis, l'a authentifiée. »
A la fin du n° 1 ( acte de 824 ), imitation du monogramme
de l'empereur Louis le Pieux, encadré par :
signum [HLUDOVICUS] hludovici
serenissimi augusti
En 1062, Geoffroy le Barbu restitue des biens à l'abbaye
de Saint-Florent et, en contrepartie, il est proclamé comte
d'Anjou. Afin d'authentifier l'acte, il trace de sa main une grande
croix, que le scribe Géhard authentifie aussitôt.
Dans la colonne de droite, les souscriptions de l'abbé
Sigon et de sept autres moines ( A.D.M.L., H 1840, n°
7 ).
Toujours à Saint-Florent, en 1067, le nouveau comte
Foulques le Réchin effectue d'autres restitutions en présence
du légat du Pape. En bas, la liste abondante des témoins
qui se portent garants de l'acte présente un réel
intérêt historique, puisqu'elle regroupe les personnages
importants de l'époque, classés par colonnes selon
une stricte hiérarchie ( A.D.M.L., H 1840, n°
9 ).
En tête de la colonne de gauche, croix autographe du « comte Foulques, qui a rendu ces choses aux moines, pour l'âme de son oncle Geoffroy [ Martel ] et pour la sienne et celle de ses parents ». A droite, souscription de Barthélemy, archevêque de Tours.
Sous la croix de Foulques, la souscription de Guérech II ( Warechi
episcopi ),
évêque de Nantes, a été grattée
et corrigée.
A la fin, Signum de Sigon, abbé de Saint-Florent.
La colonne de droite nous
renseigne sur les pouvoirs laïques dans la région.
Le premier à signer est Joscelin
Roinard, commandant du château de Saumur et membre d'une
famille très puissante dans le Saumurois pendant un siècle
et demi. Il est cité sous la forme : « Signum
Goscelini rotundatoris ».
Après une ponctuation faible, Robert de Moncontour, puis,
« Durand prévôt de Saumur ».
Tout en bas, le moine Detbert signe son travail ( Signum
Detberti monachi scriptoris ), travail très réussi,
puisqu'il a adopté quatre écritures différentes
dans cet acte. Il termine par trois points de fin.
Sur l'ensemble des chartes de l'abbaye , voir
l'étude monumentale de Pierre-Henri Lécuyer, Pratiques et usages de
l'écrit diplomatique à Saint-Florent de Saumur. Ca. 950-1203, thèse
présentée et soutenue à Angers le 20 décembre 2018 : https://www.theses.fr/2018ANGE0033.pdf
La chasse aux faux est le
sport favori
des médiévistes et l'examen attentif des archives
de Saint-Florent permet sans cesse d'en détecter de nouveaux.
Gardons-nous d'une approche moraliste de cette pratique.
Les clercs ont le monopole de l'écrit : dans un monde de
brutes ( c'est la réalité du XIe siècle !
), une belle charte prend une valeur probatoire et est l'arme
principale dont ils disposent pour défendre leurs droits
ou récupérer des biens qu'on leur arrache périodiquement.
Alors, ils reconstituent les textes disparus, souvent en les arrangeant
quelque peu ; parfois, ils en fabriquent de toutes
pièces. Incontestablement,
le scriptorium de Saint-Florent est un gros producteur
de documents faux.
Quelle conclusion en tirer ? Une approche critique s'impose
vis-à-vis des archives monastiques, notamment vis-à-vis
des chroniques, qui s'appuient souvent sur des actes suspects.