Déposés sous des portes cochères ou sur les quais, parfois munis d'un indice de reconnaissance, les enfants trouvés restent en nombre élevé, comme sous l'Ancien Régime. Toutefois, une forme moins dramatique de l'abandon se développe et devient majoritaire : les femmes enceintes peuvent venir accoucher anonymement au domicile d'une sage-femme, puis disparaître furtivement. Indemnisée par une somme forfaitaire, la sage-femme déclare l'enfant à l'état civil, puis le remet à l'hospice de la Providence. Cet hospice, alors installé dans la Maison de l'Oratoire, est muni d'un tour à partir de 1822 ; ce nouveau procédé connaît un succès rapide et devient le principal instrument des abandons dans les années 1828-1834.
[ Ce dossier résume l'excellente étude d'Anne FAUCOU, « Inconnu je suis, né à Saumur ». Enfants abandonnés enregistrés à Saumur entre 1793 et 1834, octobre 2000 ]
Dans les années 1793-1800, le
nombre des abandons paraît relativement faible ; l'état
civil est long à se mettre en place et est en partie reconstitué ;
il n'est donc pas sûr que tous les cas soient constatés.
Pour la suite, l'évolution est claire : les abandons
correspondent à 16 % des naissances enregistrées
à Saumur de 1801 à 1810, à 22 % entre
1811 et 1820 et au nombre stupéfiant de 28 % entre
1821 et 1834, avec le record de 116 abandons en 1832.
Ne pas en conclure que tous ces petits Poucet sont nés
de parents habitant la ville. La présence d'une douzaine
de sages-femmes dévouées et d'un hospice spécialisé
provoque un afflux vers Saumur de femmes de la région,
résolues à un abandon, en espérant souvent
que cet abandon sera temporaire. Cet apport extérieur est
si important qu'il fausse les statistiques démographiques
de la ville.
Les autorités de la Restauration, au ton si moraliste,
sont suffoquées par la progression des naissances illégitimes.
Précisons qu'il s'agit d'un phénomène national :
« les proportions des naissances illégitimes
sont très élevées : 16 % du total
des naissances dans les petites villes, 20 % dans les villes
moyennes, 22,5 % dans les grandes villes ( sans compter
Paris ), telles sont les moyennes nationales entre 1790 et
1829 » ( Agnès Fine, dans Histoire de
la Population française, P.U.F., t. 3, p. 438 ).
Si l'on additionne les enfants abandonnés et les enfants
naturels, Saumur est très au-dessus de ces moyennes.
La ville serait-elle un antre de perdition ? Il est
exact qu'un bon nombre de jeunes femmes, ouvrières surtout,
vivent en concubinage, en particulier avec des militaires... Les
autorités estiment que les enfants trouvés ruinent
la ville. Elles ne versent pourtant aux nourrices que cinq livres
par mois et elles mettent les enfants au travail très jeunes
ou les confient à la Marine dès l'âge de 12
ans. Elle expliquent cette flambée par le « libertinage »,
ce qui est simpliste. Ensuite, elles avancent une autre cause :
en mai 1824, le conseil de charité ( A.M.S., 1 Q
7 ) constate : « Des femmes mariées font
exposer leurs enfants, puis [ se ] les font remettre, ou
directement ou par l'intermédiaire d'une autre personne,
à l'hospice et reçoivent ainsi des mois de nourrice
qui ne leur sont pas dus ; les filles qui ont des enfants
emploient le plus souvent encore le même moyen ».
En termes contemporains, ces mères souhaitent une légère
allocation familiale. Le même fait est constaté ailleurs.
Au lieu de tolérer cette aide modeste, l'administration
répond brutalement en organisant des échanges d'enfants
entre départements : 36 493 enfants sont ainsi
déplacés en France entre 1834 et 1837. Ce procédé,
qui scandalisait Lamartine, s'avère efficace, car 16 339
enfants sont alors retirés par leurs parents réels
ou par leur nourrice. Quelques convois sont ainsi organisés
à partir de Saumur.
Malgré ces déplacements massifs d'enfants
abandonnés, ces derniers restent suivis par les hospices
qui les ont pris en charge. Un certain René Riom est né
le 25 décembre 1830 et, en 1834, il a été
transféré par le dépôt d'Angers vers
l'hospice de la Providence de Saumur. Quand il atteint 20 ans,
le sous-préfet se préoccupe de connaître le
lieu de sa « retirance », afin de le faire
participer au tirage des conscrits. Marquet, le secrétaire
de la Providence, sait qu'il est garçon cordier à
Chinon. J'ai sous les yeux la lettre qu'il lui écrit, le
7 mars 1851, pour le prier de satisfaire à ses obligations
militaires.
Certains enfants, malgré leur abandon, portent un prénom indiqué, parfois même un nom de famille. Ils parviennent à le conserver. Les autres sont baptisés par l'officier d'état civil, qui ne doit pas, en principe, donner un nom existant dans la ville et qui invente des patronymes d'un humour souvent sinistre. Anne Faucou les a classés par types. En voici une sélection : Cléopâtre, Néron, Agnès Sorel, Gabrielle Destrée, Macchabée, Aimable Voiture, Braillard, Egrillard, etc.
L'effroyable mortalité des enfants placés en nourrice est bien connue. Le prouver, chiffres à l'appui, est malaisé, car l'état civil n'enregistre pas toujours ces décès et que beaucoup d'enfants meurent dans d'autres communes.
Cette situation correspond-elle à
une décomposition de la famille ? L'approche de cette
question passe par le comptage des enfants illégitimes
( nés hors mariage, mais pas forcément abandonnés ).
En l'an IV, naissent 199 garçons, dont 16 hors mariage,
et 221 filles, dont 24 hors mariage ( nombres donnés
par M.-C. Guillerand-Champenier, Colloque de Chantilly, 1986,
p. 213 ). Ce qui correspond à 9,52 % des
naissances enregistrées. J'ai précédemment
( chapitre 18, § 7 )
comptabilisé les enfants illégitimes pour les années
1787-1788 ; ils représentent alors 9,14 % des
naissances. Il faut plutôt conclure à une étonnante
stabilité. Les ruptures dans la société ne
correspondent pas forcément aux étapes politiques.
Pendant le XVIIe et le début du XVIIIe siècle, le
taux des naissances illégitimes s'est tenu à 1 %.
Il connaît une poussée dans les dernières
décennies du siècle, nettement avant la Révolution.
Cela correspond à un notable changement dans les mentalités.
C'est sous la vertueuse Restauration que se produit une nouvelle
poussée des abandons et de l'illégitimité.
Quant aux divorces, quatre seulement sont enregistrés
pour l'an IV et il suffit de parcourir l'état civil pour
constater qu'ils demeurent très rares.