Les premiers affrontements doctrinaux

 

1) Le poids des écuyers en chef

 L'écuyer-instructeur commandant le manège, selon son premier titre officiel, et plus couramment appelé " écuyer en chef ", est nommé par le ministre, sur proposition du commandant de l'Ecole et selon l'avis du Comité consultatif de cavalerie. Dans des reprises régulières, il forme les instructeurs d'équitation et les maîtres et sous-maîtres ; parfois persuasif, parfois brutal, il impose ses méthodes équestres à l'ensemble du personnel de l'Ecole, en particulier aux stagiaires, qui les transmettent dans les régiments. Ses conceptions, mûries par une longue expérience et souvent tranchées, sont donc d'une réelle influence. C'est pourquoi les 18 écuyers en chef qui se succèdent de 1825 à 1914 jouent un rôle important.

 Ils sont appelés « grand dieu », avec un mélange d'admiration et d'ironie, par les écuyers, qui se qualifient eux-mêmes de « dieux ». Plusieurs explications ont été avancées pour ces surnoms. La plus vraisemblable doit être recherchée du côté de Xénophon, premier grand écrivain équestre, très lu par les officiers du XIXe siècle, parfois même dans le texte grec. Xénophon évoque déjà les carrousels ( agonismata ) donnés à Athènes. Dans son traité " De l'art équestre ", il explique éloquemment la courbette :

« Si ... on retient [ le cheval  ] avec la main, en même temps qu'on lui demande de partir avec l'une quelconque des aides, alors, pressé d'un côté par le mors et de l'autre par le commandement de partir, il s'excite ; il jette le poitrail en avant et, dans sa colère, élève en l'air les membres, mais sans souplesse, car lorsqu'ils sont agacés les chevaux n'ont pas trop les membres souples. Mais si, une fois mis dans cet état de surexcitation, on lui rend la main, alors, sous l'effet du plaisir qu'il doit à l'impression de délivrance causée par le relâchement de la bride, prenant l'attitude de haute-école, il se porte en avant les membres souples, d'un air superbe, image exacte du cheval qui fait le beau devant des juments. »
  
De l'art équestre, X, 15-16, trad. Edouard Delebecque, coll. G. Budé, Les Belles-Lettres, 1978, p. 69.

 Xénophon a aussi écrit un traité moins connu " Le commandant de la cavalerie ", destiné à former l'hipparque d'Athènes. Il y compare aux dieux les officiers montés ; il insiste sur leur rôle religieux dans les grandes processions et sur leur devoir de plaire aux dieux, qui leur donneront la victoire.

  Le « grand dieu » peut se considérer comme le personnage le plus important de l'Ecole, alors qu'il se situe aux alentours du cinquième rang dans la hiérarchie ; certains acceptent mal les interventions du commandant et plusieurs conflits vigoureux sont rapportés ; l'un va jusqu'à démissionner et revient quand le général a changé. En effet, l'écuyer en chef a le temps pour lui ; Jacques Perrier a calculé que la durée moyenne dans la fonction est de 4 ans et 10 mois, celle des commandants de l'Ecole dépasse de peu trois ans. Bien qu'il n'y ait pas d'incompatibilité formelle entre les deux postes successifs, il est à remarquer que seul L'Hotte a exercé les fonctions d'écuyer en chef et celles de commandant de l'Ecole, et cela dans une période exceptionnelle. Dans la réalité habituelle, devenir écuyer au manège de Saumur, c'est accepter une filière particulière aux promotions très lentes. Jusqu'en 1914, seuls deux écuyers en chef ont dépassé à Saumur le grade de commandant.

2) La tradition académique française

Mr Flandrin, écuyer-professeur, montant Jannissaire, cheval navarrin du manège de l'Ecole, planche X  de l'Histoire pittoresqure de l'Equitation ancienne et moderne, 1833 Jean-Baptiste Cordier ( 1771-1849 ), issu de l'Ecole de Versailles, prolonge les traditions de la Grande Ecurie du Roi. Quoique de statut civil, il tient une place durable dans les écoles militaires, d'abord écuyer à Saint-Germain, écuyer en chef à l'Ecole d'instruction des troupes à cheval de Saumur de 1816 à 1822, puis à l'Ecole d'application de Versailles et à nouveau à Saumur de 1825 à 1834.

 Il y est assisté par deux écuyers réputés, l'aimable Monsieur Rousselet, qui savait parler à l'oreille des chevaux rétifs, et l'actif Antoine-Bénigne Flandrin, en même temps professeur d'hippiatrique, qui publie, entre autres, à Saumur, en 1855, chez Mademoiselle Niverlet, " Instruction de la cavalerie. Matériaux d'hippygie " et qu'on voit à droite lithographié par Charles Aubry ( planche X de l'Histoire pittoresque de l'Equitation ancienne et moderne, 1833 ).

 On reconnaît à ces écuyers le mérite d'avoir résisté aux modes anglaises, alors envahissantes, et d'avoir défendu les traditions françaises. Ils sont hostiles à l'équitation simplifiée à l'usage des militaires que prônait Ducroc de Chabannes ; ils maintiennent l'équitation savante des anciens manèges royaux. Cordier y ajoute quelques principes personnels, comme celui de creuser les reins et de porter le nombril en avant. Il a exposé une première fois sa méthode dans son " Traité raisonné d'équitation, en harmonie avec l'ordonnance de cavalerie, d'après les principes mis en pratique à l'Ecole Royale d'application de la cavalerie de Versailles ", Paris, Anselin et Pochard, 1824. Il met à jour sa méthode, en collaboration avec Antoine Flandrin, dans son " Cours d'équitation militaire à l'usage des corps de troupes à cheval ", Saumur, Degouy, et Paris, Anselin, 2 vol., 1830, un manuel officieux jusqu'aux premières contestations.

3) L'offensive bauchériste

  François Baucher ( 1796-1873 ), fils d'un marchand de vins, grandit dans les milieux équestres, possède un manège personnel et se produit volontiers dans les cirques, notamment au cirque Franconi. Baucher, par Cabanel, Durosoy, p. 54-55A ce propos, le général L'Hotte opposait plus tard l'équitation de cirque et l'équitation savante : la première recherche l'effet spectaculaire et le cavalier exagère ses efforts afin d'impressionner le public, la seconde doit être toute en discrétion et le cavalier cacher ses efforts. Baucher, après s'être fait acclamer dans la première, aimerait s'imposer dans la seconde, car il a de l'ambition et du talent.
 Pour faire simple, il affirme que le dressage doit au préalable détruire les forces instinctives du cheval, qui seront remplacées par les forces transmises par le cavalier. Encore employée aujourd'hui, l'expression « bauchériser un cheval » signifie qu'on en a fait un singe savant, qui parfois devient incontrôlable. Cependant, Baucher est le plus habile dresseur de son époque ; en quelques semaines, il parvient à inculquer des figures inédites à des montures mécanisées ; il invente trente airs nouveaux et devient célèbre au-delà des milieux hippiques. Les libéraux admirent en lui un fils du peuple qui surpasse les légitimistes et les anciens émigrés. Les romantiques, tels Lamartine, Balzac et Delacroix, ou de jeunes officiers y trouvent une révolte de la jeunesse contre un classicisme pluriséculaire.
 Baucher est un bon diffuseur de ses idées. En 1842, il publie une " Méthode d'équitation basée sur de nouveaux principes ", qu'il réédite et corrige en permanence. Il souhaite que sa méthode devienne officielle dans l'armée et, pour cela, il lui faut conquérir Saumur. Il dispose de l'appui du général Oudinot, du maréchal Soult, ministre de la Guerre, et du duc d'Orléans, fils aîné de Louis-Philippe et maître à penser du Comité consultatif de cavalerie. Le commandant Delherm de Novital, écuyer en chef à Saumur de 1841 à 1847, est un admirateur enthousiaste. Il organise dans son manège, en 1842-1843, des expérimentations, auxquelles Baucher vient participer. Bien que les exécutants soient plutôt favorables, les résultats sont plus ou moins heureux. Pratiquée par d'autres, la méthode Baucher n'est pas si convaincante. Le duc d'Orléans meurt accidentellement. Son frère cadet, le duc de Nemours, qui lui succède à la tête des affaires militaires, a été l'élève du vicomte d'Aure et il est hostile au Bauchérisme. Le vent tourne rapidement : en 1845, la méthode Baucher est interdite dans l'armée.

3) La normalisation d'Antoine d'Aure

 Antoine Cartier d'Aure ( 1799-1863 ), né dans une vieille famille de souche béarnaise, fait ses études au Prytanée de La Flèche. Puis élève-écuyer à la Grande Ecurie du Roi à Versailles, il en devient l'écuyer en titre jusqu'à sa fermeture. Le comte d'Aure par Philippe Ledieu, Château-musée de SaumurIl s'oppose avec fureur aux nouveautés proposées par Baucher, auquel tout semble l'opposer ( ils échangent des libelles courtois en 1842 ). S'il est soutenu par les milieux légitimistes les plus conservateurs, il reçoit aussi l'appui de George Sand et des amazones parisiennes qui fréquentent son manège ( son portrait à droite par Philippe Ledieu, Château-musée de Saumur ).
 Chez lui, qui a renoncé à l'armée et qui se donne une apparence de richesse grâce aux dots de ses épouses, l'équitation apparaît comme un loisir aristocratique, alors que Baucher en fait un gagne-pain. Il serait cependant injuste de réduire d'Aure à un passéiste réactionnaire. Il se rallie à la Monarchie de Juillet et son ancien élève, le duc de Nemours, le fait nommer écuyer en chef du manège de Saumur le 26 février 1847. A la chute de Louis-Philippe, il a l'élégance de remettre sa démission, puis il se fait réintégrer. Il impose son autorité à Saumur, à une époque où l'Ecole écarte le personnel civil. Il se fait même gloire d'être l'un de ces écuyers civils « qui avaient fait du cheval l'étude de toute leur vie », alors que les militaires sont pris par d'autres fonctions. Au demeurant, il obtient l'équivalence du grade de chef d'escadrons et il en porte l'uniforme dans les galas. Cavalier plutôt ordinaire, aux dires de certains, il se révèle novateur en matière de dressage, mettant au point des méthodes énergiques, qui aboutissent à des résultats très rapides.
 Excellent organisateur, d'Aure diffuse sa méthode dans d'abondants écrits et parvient à imposer son " Cours d'équitation par le comte d'Aure, adopté officiellement et enseigné à l'école de cavalerie et dans les corps de troupe à cheval, par décision de M. le Ministre de la Guerre, en date du 9 avril 1853 ", Paris, Journal des haras et des chasses, 1853. Ouvrage officialisé sans doute, mais en 1854, d'Aure se plaint de ce que seulement la moitié des régiments montés ait fait l'acquisition de son manuel ( Gabrielle Houbre, Grandeur et décadence de Marie Isabelle , modiste, dresseuse de chevaux, femme d'affaires, etc. ", Perrin, 2003, p. 161, note 1 ). Son cours est finalement acheté par le ministère pour 20 000 francs en 1856.
 A cette époque, d'Aure est en disgrâce. Son traité a été pris à partie par le capitaine Charles-Hubert Raabe, partisan de Baucher. Comble de la déchéance, le ministre de la Guerre lui impose de recevoir dans le manège qu'il commande souverainement un dresseur inconnu, et qui de plus est une femme, Madame Marie Isabelle ( affaire développée dans le dossier suivant ). « Le malheureux manège de Saumur est souillé », écrit d'Aure, qui part accompagner aux eaux thermales son épouse malade et qui préfère donner sa démission le 13 juillet 1855, plutôt que d'être révoqué.
 Après une courte disgrâce, il devient inspecteur général du service des écuries, avec un traitement confortable.

5) Des guerres de religion

 Le manège de Saumur est donc secoué par l'introduction de deux méthodes qui remettent en cause ses certitudes classiques, la méthode de Baucher et la méthode de Madame Isabelle. Il sort déstabilisé de ces conflits qui ont rapidement pris un tour violent. Des articles acerbes sont publiés, la lutte entre Bauchéristes et D'Auristes devient passionnelle et prend la dimension d'une guerre de religion. De part et d'autre, des disciples poursuivent le combat tout au long du siècle. Des amis se brouillent à mort, mais aucun duel n'est rapporté. On ferraille surtout par la plume et en faisant jouer les réseaux d'influence ; des carrières prometteuses sont brisées.
 Querelles d'un autre temps, pensera-t-on. A tort sans doute, car il n'est pas si sûr qu'elles soient éteintes à Saumur au XXIe siècle.