L'affaire La Roncière

 

1) Bibliographie

- Pierre Cornut-Gentille, L'Honneur perdu de Marie de Morell. L'affaire La Roncière ( 1834-1835 ), Perrin, 1996.
 A repris les sources disponibles et remplace la surabondante littérature antérieure, dans laquelle nous avons vu :
- Stéphane Arnoulin, L'Affaire La Roncière, une erreur judiciaire en 1835, Ollendorff, 2 ème éd., 1899.
- Gaston Delayen, L'Inavouable Secret du Lieutenant de la Roncière, Albin Michel, 1925.
- Marcel Nadaud et Maurice Pelletier Une petite oie blanche, La Roncière, feuilleton paru en 1926.
- Me Barret, « Un étrange procès : l'affaire La Roncière », S.L.S.A.S., 1955; p. 31-45.
- Pierre Maurice-Garçon, L'Affaire LA RONCIÈRE, le viol impossible, Tours, Mame, 1971.
- Dominique Faure, Histoire d'un viol, Presses de la Cité, 1990.
- Michel Pateau, « L'étrange affaire du lieutenant de La Roncière », L'Anjou, décembre 1992, p. 21-32.

- Parmi les sources : A.M.S., I III 148 ; B.N.F., Cabinet des Estampes, Va 49 ; Pf 6 ; Qb 1.

- Approche littéraire par John Fowles, Sarah et le lieutenant français, 1969, chapitre 28 ( communiqué par Lucia Campanella ).

2) Un lieutenant d'instruction scabreux

 Emile Clément de La Roncière, né en 1803, lieutenant au 1er Lanciers, se fait remarquer à Saumur par sa liberté d'allures et son indiscipline.La Roncière à son procès, lithographie par Villain, publiée par Houbloup Arrivé en 1833, il s'était installé dans un hôtel meublé en compagnie de Mélanie Lair, qu'il fréquentait depuis quelques années. Le fait d'entretenir une créature était plutôt admis, à la condition de garder une relative discrétion. Au contraire, La Roncière exhibe sa compagne, qui, au surplus, est mère d'un enfant. Ses supérieurs l'obligent à la renvoyer. Cependant, le jeune homme, « au physique très avantageux », opère vite de nouvelles conquêtes ; il s'installe rue Saint-Nicolas, dans la famille de deux lingères, les soeurs Rouault, sur lesquelles le maire Cailleau-Grandmaison écrit qu'elles sont de moeurs libres, qu'elles ont toujours un bon ami, sans faire métier de leur déshonneur ( A.M.S., I III 148 ). Il n'est pas certain que La Roncière ait été l'amant de l'une d'elles, mais sûrement de leur jeune apprentie logée dans une mansarde. En outre, le lieutenant s'adonne à des beuveries fréquentes, il a contracté de lourdes dettes et son dossier militaire est bourré de notes désastreuses, de jours d'arrêts et de prison.
 Heureusement, son père est un général de cavalerie, un héros des guerres de l'Empire, dans lesquelles il a perdu un bras, ce qui ne l'empêche pas de prendre pour devise : « Pro patria adhuc alterum - pour la patrie, j'en ai encore un autre ». Ce père sévère est excédé par les frasques continuelles de son fils : il le fait muter à la garnison de Cayenne, en même temps qu'il acquitte ses dettes. Il est probablement intervenu pour le faire affecter à l'Ecole de Saumur, en espérant qu'il s'y ferait dresser. Semblant s'amender quelque peu au fil de son séjour, Emile de La Roncière est invité à un grand dîner chez le commandant de l'Ecole le 24 août 1834.

3) Un malotru dans l'hôtel du Commandement

  La ville s'occupe traditionnellementExtrait d'un carte éditée par les Nouvelles Galeries d'assurer le logement du commandant de l'Ecole. Elle a loué auprès de Jean-Baptiste Ackerman un des plus agréables immeubles de la cité, situé à la sortie du pont Cessart, à l'angle de la rue Royale et du quai placé en contrebas. Les sept rangées de fenêtres offrent une vue admirable sur la Loire et la vieille ville. Dans cette belle demeure ( la partie gauche des façades, aujourd'hui remplacée par l'avenue du général-de-Gaulle ), réside également une veuve anglaise, la belle-mère de l'industriel Stears ; toutefois, le commandant de l'Ecole occupe la majeure partie du sous-sol au niveau du quai, du rez-de-chaussée au niveau de la rue, pour lui et son épouse, du premier étage pour leurs deux enfants et des mansardes pour les six domestiques.

 

Le maréchal de camp de Morell; lithographié à l'audience La baronne de Morell, peinture anonyme

 Le maréchal de camp-baron Charles-Robert de Morell, ci-dessus à gauche, lithographié à l'audience, ancien capitaine de l'armée impériale, est bien connu et estimé à Saumur, car il avait été commandant en second sous Oudinot et dirigeant de fait de l'établissement, en raison des absences fréquentes de son supérieur. Il avait manoeuvré avec habileté pendant les événements de 1830 : en reconnaissance, le Conseil municipal de Saumur décide le 29 septembre 1831 de lui offrir une épée d'honneur ( A.M.S., 2 D 5 ). Le baron revient prendre le commandement de l'Ecole en 1832. Cependant, ainsi que la lithographie le suggère, il est fatigué et maladif, il se montre très indulgent dans son poste et il est dépassé par les événements qui vont suivre.
 Tout au contraire, son épouse est rayonnante de beauté et de vitalité, malgré ses 37 ans : le tableau anonyme, à droite, ne serait pas flatté. Infatigable, elle mène une vie mondaine trépidante à Paris, pendant la saison froide, et elle vient, l'été, présider aux festivités de Saumur. L'hypothèse non prouvée, selon laquelle La Roncière aurait été son amant, n'apporte pas grand chose au dossier. Plus important : la baronne est apparentée à quelques hauts dignitaires de la Monarchie de Juillet ; née Zélie de Mornay-Montchevreuil, elle est la nièce de Jules de Mornay, lointain descendant de Pierre de Mornay, le frère aîné du célèbre gouverneur de Saumur ; cet influent député de l'Oise a épousé Hortense Soult de Dalmatie, fille du maréchal d'Empire, devenu ministre de la Guerre et président du Conseil sous Louis-Philippe.Marie de Morell devant la cour, lithographie sans doute par Achille Deveria, publiée par Scheibless à Stuttgart

 La baronne a amené avec elle à Saumur sa fille Augustine-Marie, âgée de 16 ans et faisant ses premiers pas dans le monde. Celle-ci reçoit une éducation soignée ; à Saumur, son professeur de dessin est l'excellent artiste Edmond Savouré. Cependant, l'adolescente est compliquée, elle doute de l'affection de sa mère, qui toute à ses sorties mondaines ne s'occupe guère d'elle, laissant le soin de son éducation à une jeune gouvernante anglaise, Miss Allen. De plus, la jeune fille se trouve moins jolie que sa mère et en fait un complexe.
 A l'issue du dîner dans l'hôtel du Commandement, le beau lieutenant à la réputation sulfureuse accompagne la jeune Marie au salon ; au lieu de lui faire la cour, comme celle-ci l'espérait sans doute, il se montre bourru. Contemplant le tableau représentant Madame de Morell, il lui déclare : « Vous avez une mère charmante, mais vous devez être bien malheureuse de lui ressembler si peu ». Piquée au vif, Marie rapporte la réflexion à ses parents.

 

4) Des événements rocambolesques

 Au cours du mois de septembre, la famille de Morell, les parents et leur fille, reçoit une série de lettres anonymes, bien informées et menaçantes, qui sont déposées dans la maison. Un camarade d'Emile de La Roncière, le lieutenant d'Estouilly, aspirant à la main de Mademoiselle de Morell, reçoit par la petite poste, d'autres lettres qui le ridiculisent. Tout le monde est attaqué, y compris « ces cochons de Saumurois ». Le graphisme des lettres est contrefait et incohérent, alors que leur texte est rédigé dans une langue élégante et un peu infantile. L'une est signée « Merde », mais une autre porte les initiales « E. de La R. », ce qui trahit son auteur avec une trop forte évidence.
 Le 24 septembre 1834, au petit matin, Miss Allen vient annoncer aux époux Morell que leur fille a été victime de violences au cours de la nuit. Un carreau de la chambre située au premier étage a été brisé, un individu partiellement masqué lui a retiré sa camisole, lui a serré un mouchoir autour du cou et passé une corde autour des reins. Après l'avoir légèrement blessée avec un instrument pointu, il s'est enfui par la fenêtre donnant sur la Loire, en laissant une lettre se réjouissant du déshonneur de la jeune fille. Le texte est anonyme, mais Marie affirme formellement qu'elle a reconnu chez son agresseur les traits d'Emile de La Roncière. Malgré la gravité des faits, la famille de Morell décide de garder un silence total.

5) Des aveux

 L'affaire est relancée par le malheureux d'Estouilly, qui reçoit une nouvelle lettre le traitant de poltron et signée « Emile de La Ron... ». Le duel est inévitable ; Emile de La Roncière le remporte et blesse sérieusement son ancien camarade, qui est soigné par son colocataire, le professeur de dessin Charles Aubry. Joachim Ambert, lieutenant d'instruction et écrivain en herbe, s'interpose comme arbitre ; il exige que La Roncière se déclare l'auteur des lettres anonymes et qu'il quitte Saumur, muni d'un congé régulier. Manifestement déstabilisé, avant tout soucieux de l'honneur de sa famille et sur la promesse que l'affaire restera secrète, La Roncière se déclare coupable dans deux écrits, mais il n'avoue pas l'attentat contre Marie de Morell, fait qu'il ignore peut-être encore. Cependant, alors qu'il s'est réfugié à Paris, de nouvelles lettres anonymes sont postées à Saumur et Marie est atteinte de crises nerveuses spectaculaires. Les rumeurs sur les événements récents commencent à circuler. Le baron de Morell se sent obligé de porter plainte pour viol et tentative d'assassinat devant le tribunal de la Seine, où réside La Roncière, qui est bientôt appréhendé. L'affaire est donc dépaysée à Paris par un artifice de procédure, alors qu'elle relevait des assises du Maine-et-Loire. Le procès spectaculaire présente l'avantage de détourner l'attention du jugement à la même époque des insurgés républicains d'avril ( barricades, massacre de la rue Transnonain ). Cependant, sur commission rogatoire, les juges de Saumur, Antoine Joullain, déjà présent dans les procédures concernant le complot de Berton, puis Frédéric Daburon, se livrent à des investigations méticuleuses.

6) Un procès à grand spectacle

 Du 29 juin au 4 juillet 1835, se déroule un procès très suivi devant les assises de la Seine. Etrangement, le huis clos n'est pas prononcé, alors qu'on juge une tentative de viol sur une mineure de 16 ans. Le public se presse en foule, attiré par les aspects croustillants de l'affaire et par l'affrontement de deux généraux. Les journaux publient d'abondants comptes rendus, les dessinateurs Devéria et Daumier viennent prendre des croquis. Le clan de Morell-Mornay-Soult est présent en force, afin d'obtenir une réparation exemplaire. Il a engagé les deux plus célèbres avocats du temps, Pierre-Antoine Berryer et Odilon Barrot, chef de la gauche dynastique à la Chambre des députés. En face, le général de La Roncière reste convaincu de l'innocence de son fils, qui n'a plus rien avoué. Bien qu'il n'ait pas le même poids, il a pu obtenir le concours de Victor-Charles Chaix d'Est-Ange, un autre ténor du barreau et de la vie politique.
 Que peut faire ce dernier pour la défense d'un lieutenant dépravé, qui de plus a signé des aveux partiels, face à la parole d'une innocente et pure victime, qui est issue d'une grande famille et qui apitoie le jury par ses troubles nerveux ? Au reste, par leurs effets de manches, par leurs manipulations de la presse, les grands avocats entravent la manifestation de la simple vérité. Personne n'écoute attentivement des témoignages fort précis : le vitrier de Saumur, qui a constaté que les éclats de la vitre sont tombés vers l'extérieur, l'architecte-voyer Giraud, qui n'a trouvé aucune trace d'escalade, de pose d'échelle ou de frottement de corde sur le tuffeau de l'hôtel du Commandement, le fabricant de papier de Montgolfier, qui juge identique le support des textes anonymes et d'un devoir de Marie de Morell. On sourit des contradictions des graphologues aux prises avec des écritures contrefaites ; cependant, deux experts excluent que La Roncière ait pu écrire les lettres, deux autres affirment qu'elles sont de la main de Marie de Morell. Au reste, les exemples de lettres reproduits par Eugène Roch et par Stéphane Arnoulin ne sont guère probants. A plus forte raison pour un juge assesseur qui était aveugle ( l'autre était sourd ). Le style des messages est plus révélateur, correspondant bien plus à une adolescente perturbée qu'à un militaire adulte et balourd. Dans son plaidoyer Maître Chaix d'Est-Ange peut bien évoquer d'autres lettres anonymes qui ont circulé dans les salons parisiens deux années plus tôt, ainsi qu'une fabulation avérée de Marie de Morell. Rien n'y fait.

7) Les verdicts

 Le 4 juillet 1835, le jury déclare La Roncière coupable de tentative de viol et de coups et blessures volontaires sur la personne de Marie de Morell. Avec bizarrerie, il lui reconnaît des circonstances atténuantes. En conséquence de quoi, les trois juges le condamnent à dix ans de réclusion. En outre, les deux domestiques accusés, dont on ne s'était guère préoccupé, sont acquittés et libérés, ce qui aggrave encore l'incohérence du jugement, car, en bonne logique, La Roncière devait bénéficier de complicités dans la maison du général.

8) Les hypothèses sur l'affaire

 Le dossier du procès a brûlé lors des incendies de la Commune de Paris. Malgré tout, de nombreuses pièces recopiées par les avocats ont survécu ; en outre, la presse du temps a donné des comptes rendus très détaillés des débats. A partir de cette documentation abondante, il est possible d'avancer des hypothèses étayées.

- Marie de Morell est l'auteur des lettres anonymes ; ce premier fait est acquis ; bonne simulatrice, elle a trompé sa famille, l'opinion publique et le jury. Second point, elle aurait mis en scène l'agression. Cette hypothèse est retenue par la majorité des auteurs qui ont écrit sur l'affaire. Pierre Maurice-Garçon ne la ménage pas, la qualifiant d'affabulatrice un peu perverse, qui « méritait la maison de correction ». C'est la seule interprétation qui rend parfaitement compte de la succession des événements. Elle suppose un rare machiavélisme chez l'adolescente et la complicité de Miss Allen. Dans cette hypothèse, le lieutenant de La Roncière est totalement innocent ; ses seuls torts sont d'être un militaire fêtard et mal noté et d'avoir repoussé les avances d'une gamine vicieuse.

- D'autres, plus indulgents, estiment que les troubles mentaux de la jeune fille ne sont pas feints, qu'elle souffrait réellement d'hallucinations et de crises violentes, atteignant la catalepsie. En plein délire, elle aurait imaginé l'attaque de La Roncière et se serait légèrement blessée en se débattant. Il reste que la mise en scène est opérée de sang-froid et suppose toujours la complicité de la gouvernante anglaise. Le montage des lettres anonymes est minutieusement réglé et progresse jusqu'à la provocation en duel. Les psychiatres citent maints exemples de ce mélange d'imagination délirante et de machination méthodique. Il est possible que les parents de Morell, le père en particulier, aient soupçonné cette duplicité, tout en défendant l'honneur familial. Dans ce cas encore, La Roncière est toujours une victime innocente.

- Une autre hypothèse, rapportée tardivement par Gaston Delayen, provient du président de la cour d'assises, le juge Placide Ferey, qui affirmait l'avoir recueillie de la bouche de La Roncière sous le sceau du secret. Ce dernier, excédé par les manigances de Marie de Morell, aurait décidé de la punir cruellement et, au cours d'une beuverie, il aurait promis à ses camarades de leur rapporter une touffe de poils intimes de la fille du général. Amant de la gouvernante anglaise, il se serait introduit dans la maison par l'escalier de service ; étant ivre, il se serait affolé au cours de sa tentative et serait reparti par le même chemin. Par la suite, il n'aurait pas voulu avouer une tentative aussi lamentable, ce qui expliquerait la maladresse de sa défense et la timidité de son avocat, qui n'ose guère mettre en cause la jeune fille. Il n'empêche qu'en révélant les faits exacts, il aurait été condamné avec moins de sévérité. Etrangement aussi, alors que l'affaire est célèbre, aucun de ses camarades n'a parlé. Cette version vient du président du tribunal, qui n'était pas du tout fier du jugement qu'il avait rendu. Quelques détails matériels s'inscrivent mal dans ce scénario. Par exemple, pour la vitre brisée, il faut maintenir la mise en scène opérée par la jeune fille, peut-être pour protéger sa gouvernante. Il est également inconcevable que Marie de Morell, effrayée par une agression nocturne, n'ait pas aussitôt alerté ses parents, qui dormaient non loin. Même dans cette dernière hypothèse, l'adolescente arrange les faits et manipule sa famille et la justice. Tout en reconnaissant ses faiblesses et ses zones d'ombre, Pierre Cornut-Gentille n'est pas loin de se rallier à cette version.

9) Les destinées

 Emile de La Roncière, détenu à la centrale de Melun, refuse d'y travailler et est transféré à Clairvaux, où il est soumis à une réclusion sévère. Les efforts de sa famille sont vains, tant que le clan Morell-Mornay-Soult est puissant et s'oppose à toute mesure de clémence. Sa famille doit promettre de ne pas remettre en cause la condamnation pour obtenir une grâce royale et la remise en liberté d'Emile de La Roncière le 20 juin 1843, au bout de 8 ans de détention. Ce dernier est réhabilité le 16 mars 1849 par l'ancien avocat de la famille de Morell, Odilon Barrot, devenu garde des Sceaux dans le ministère de Louis-Napoléon Bonaparte, sans que le procès soit formellement cassé. La Roncière peut reprendre une carrière qui l'amène au rang de gouverneur des Colonies.
 Marie de Morell, devenue la marquise d'Eyragues, eut quatre enfants et mena une existence rangée et apparemment sans remords.
 Son père, plus affecté, démissionna de l'armée le 24 octobre 1835 et se retira à Falaise.
 Dans cette ténébreuse affaire, révélatrice du poids des conventions et des dynasties politiques, les grandes victimes sont le lieutenant de La Roncière, condamné sans preuve incontestable, et la Justice, qui, aveugle et sourde, n'a jamais reconnu ses erreurs.