Un denier unique  

 

1) Une pièce à l'histoire rocambolesque

 Vers 1850 est découverte à Saumur une pièce d'argent minuscule, au diamètre de 20 mm et d'un poids de 1,43 gramme. Lange, collectionneur avisé et l'un des fondateurs du musée de Saumur, la recueille et en mesure la rareté. A cette époque, tous les érudits se passionnent pour la numismatique.
B. Fillon, 1854 L'un d'eux, Benjamin Fillon, receveur de l'enregistrement à Luçon, procède à une analyse scientifique de ce denier et en assure la première publication, ci-contre, dans son article : « Souvenirs d'un voyage à Poitiers », Revue des Provinces de l'Ouest, 1854, p. 503-505.
Cette découverte est également signalée par Cartier dans la Revue numismatique de 1855.

 



 Entre temps, la pièce a changé de mains. F. Poey d'Avant, 1858, pl. XXIX, n° 10Après le décès de Lange, ses héritiers vendent cette « curieuse et précieuse » monnaie au grand spécialiste Faustin Poey d'Avant, qui la publie en 1858 au T. 1 de ses Monnaies féodales de France n° 1542 et qui en donne une figuration simplifiée ( à droite ).

 



 Cependant, ce dernier a déjà revendu la pièce à l'Hôtel Drouot, les 7 et 8 mars 1856, comme un exemplaire « très beau et unique ». Acheté par un intermédiaire, le denier est expédié vers la Russie, mais il disparaît en route - très probablement dérobé par un collectionneur fanatique...
P. Grierson, 1976, photo n° 141

 

 Il réapparaît dans la collection du Fitzwilliam Museum de Cambridge, où il est aujourd'hui. La photo du revers ( à gauche ), publié par Philip Grierson, Monnaies du Moyen Age, 1976, n° 141, prouve qu'il s'agit bien de la monnaie décrite par Fillon, reconnaissable à ses deux brèches dans le grènetis, plus marquées au revers, et à la forme même de la clef, bordée par deux rayures.

 

 

 

 

 

2) L'existence d'un second exemplaire ?

Engel et Serrure, 1894, II, fig. 716 Cependant, alors qu'elle a disparu, cette piécette figure dans les traités de numismatique d'Engel et Serrure ( T. II, 1894, fig. 716 ) et d'A. Dieudonné ( T. IV, 1936, p. 75 ). Comme ils indiquent un poids différent et que le dessin d'Engel ne comporte pas de brèches, on pourrait admettre qu'il s'agit d'un second exemplaire de cette pièce si convoitée et absente de toutes les grandes collections nationales. Quitte à mettre en doute le sérieux de ces publications, il semble qu'il s'agisse d'une réédition hâtive de la publication de Fillon, sans vérification complémentaire. Jusqu'à nouvel ordre, ce denier de Saint-Florent n'existe qu'en exemplaire unique.

3) Les motifs

 La croix pattée du champ avers est fréquente à l'époque et n'autorise aucune conclusion. La clef du revers est plus rare ; elle caractérise les pièces monastiques, comme celles de Cluny. Mais elle figure aussi sur des pièces des comtes d'Anjou, de même que sur les armoiries de l'abbaye de Saint-Florent.

 

4) Les inscriptions

Droit et revers

 Faciles à déchiffrer, les inscriptions présentent un grand intérêt. Au droit, « Beati Florentiimoneta ] - monnaie du Bienheureux Florent », et non « Sancti », correspond aux formulations de Saint-Florent du Château. De même, « Castrum Salmurum » ( l'abréviation du "M" final est clairement portée ) est le nom habituel de Saumur dans les années 962-970.

5) Les deux hypothèses de datation

 Ces inscriptions plaident fortement en faveur d'une datation haute : le denier, émis par Saint-Florent du Château, remonterait au troisième tiers du Xe siècle.
Cependant, la référence à la clef de Cluny et la forme de certaines lettres apportent quelques arguments en faveur d'une frappe vers la fin du XIe siècle.

6) Une faveur comtale

 En tout cas, aucun atelier monétaire n'a existé dans l'abbaye de Saint-Florent, quelle soit au château ou près de Saumur. Les textes n'y font aucune allusion et des pièces plus nombreuses nous seraient parvenues.
Par faveur exceptionnelle, les comtes pouvaient autoriser une abbaye ou un grand personnage à procéder à une émission de monnaie, ce qui représentait un gros rapport. Sept abbayes françaises seulement auraient obtenu ce privilège, dont, pour notre région, Saint-Martin de Tours. La pièce a donc été frappée, soit dans les ateliers des comtes de Blois à Tours, soit à Châteauneuf pour les comtes d'Anjou.

Ce dossier n'aurait pu être traité sans les aimables conseils de spécialistes, Michel Dhénin, du Cabinet des Médailles de Paris, et Guy Collin, du Club angevin de Numismatique.