1) Des étrangers
redoutés
Comment traiter les ressortissants
des pays ennemis dans un climat d'exaltation patriotique, d'espionnite
et de xénophobie ? Pendant la Guerre de 1870, les
autorités françaises avaient simplement expulsé
de la capitale les civils allemands en les renvoyant dans leur
pays. Cependant, bannir des hommes en âge de porter les
armes reviendrait à favoriser l'adversaire.
Dès le 20 mars 1914, le gouvernement français
a élaboré son plan : les ressortissants des
pays ennemis disposeront de 24 heures après l'entrée
en guerre pour quitter la France ( tous les moyens de transport
étant réquisitionnés, bien peu le feront )
; ceux qui resteront seront évacués des départements
frontaliers, ainsi que du camp retranché de Paris, et transférés
vers les centres urbains de l'Ouest de la France. Comme tout le
pays est déclaré en état
de siège à partir du 3 août 1914, ces
étrangers seront placés sous le régime de
l'internement administratif, toutes les garanties judiciaires
étant suspendues. Plusieurs catégories sont prévues,
les Austro-Allemands mobilisables étant plus particulièrement
surveillés ( d'après les études de Jean-Claude
Farcy ).
Un décret du 2 août 1914 ordonne l'arrestation
immédiate des ressortissants des pays ennemis ; les
déclarations obligatoires et les dénombrements de
1911 ont rendu cette tâche aisée. Dans une lettre
du 4 août, le député Georges de Grandmaison,
avant de rejoindre son corps, avertit le maire que Saumur allait
recevoir, soit des étrangers, soit des indésirables
( apaches, anarchistes ) ; il lui conseille de
demander au préfet une compagnie de territoriaux afin de
les tenir en respect.
Or un convoi de 3 160 Allemands et Austro-Hongrois
arrive en gare de Saumur ; au soulagement général,
il continue vers Angers et il aboutit dans un camp de toile implanté
à Avrillé. Le 6 août, dans une lettre au préfet,
le maire Louis Mayaud explique qu'il n'aurait pas été
en mesure de les recevoir et que sa ville aurait vécu une
guerre civile. Depuis la fermeture de l'Ecole, Saumur n'a plus
de force armée ( pour peu de temps ) ; la
police va être réduite à deux agents, car
les cinq autres sont mobilisés. Le maire ajoute qu'il vient
de créer une milice communale, qui se compose de 47 hommes
à peine armés ; huit gendarmes seulement sont
restés dans leur caserne. Pour l'hébergement, le
maire n'est pas mieux loti ; les locaux de l'Ecole de cavalerie
sont à peu près déserts, mais le nouveau
commandant de la place d'armes a reçu l'ordre de réserver
tous les bâtiments et les terrains militaires pour le cas
éventuel d'un repli ( sans doute des réminiscences
de la Guerre de 70... ) ; même les manèges
sont indisponibles. L'armée ne pourrait mettre temporairement
à la disposition du maire que la caserne Feuquières,
qui ne peut contenir que 250 hommes. Sur le plan de l'alimentation,
la farine manque dans les boulangeries et la ville ne pourrait
pas nourrir 3 000 bouches supplémentaires ( d'après
la liasse A.M.S., 5 H 11, source principale de ce dossier ).
2) Des étrangers sommairement triés
Après cette première
alerte, le 10 août, arrive en gare un nouveau convoi d'étrangers,
pour la plupart appréhendés dans la région
parisienne. Ils doivent rester à Saumur, où toujours
rien n'est prêt pour les installer. Le sous-préfet
écrit au préfet qu'ils sont au nombre de 531 et
qu'ils sont tous installés au château, à l'exception
de 7 d'entre eux, qui, malades, sont expédiés à
l'hôpital ( A.D.M.L., 3 R 5/25, cote provisoire ).
Les arrivants doivent être entassés dans la caserne
Feuquières.
Une réunion entre civils et militaires précise
les tâches : ces derniers auront la charge de la garde
( car les internés n'ont pas le droit de sortir des
campements ; une compagnie est venue d'Angers en renfort ) ;
toutes les autres fonctions reviennent à la municipalité.
Le maire met en place une commission spéciale, animée
par Robert Gratien, conseiller municipal, pas encore mobilisé.
Il faudra classer les nouveaux venus par sexe, tout en laissant
les familles réunies ; on devra mettre à part
les femmes de mauvaise vie, tâche délicate aux dires
du maire ; il faudra aussi réaliser une répartition
par nationalités et pour les Alsaciens distinguer ceux
qui sont fils d'Alsaciens et ceux qui sont fils d'Allemands. Après
un tri sommaire, on a expédié vers Saumur des étrangers
de nationalité allemande ou austro-hongroise, alors que
1 500 Italiens sont envoyés vers Cholet.
Comme on a annoncé une guerre courte se déroulant
en été et terminée pour les vendanges, une
partie des internés, surtout des hommes, est transférée,
le 13, dans un campement de 30 tentes implanté sur le terrain
du Breil et entouré par 120 mètres de palissade
prêtés par l'Ecole quelques jours après. D'autres,
surtout des femmes, restent dans la caserne Feuquières,
qui est encore encombrée d'objets divers et d'immondices.
Le 13 août, un gendarme dresse un premier recensement
global des internés :
Hommes |
Femmes |
Enfants |
|
Allemands |
153 |
152 |
55 |
Autrichiens |
107 |
36 |
17 |
Français |
1 |
7 |
3 |
Totaux |
261 |
195 |
75 |
Ce premier résultat
totalisant 531 internés est intéressant, mais le
classement par nationalités a été établi
d'après les seuls passeports et décrit bien mal
la variété et les sentiments de ces étrangers.
De nombreuses lettres arrivent à la mairie et à
la préfecture, émanant en particulier de milieux
ecclésiastiques parisiens ; elles plaident la cause
de dames polonaises, très catholiques, installées
en France depuis longtemps, mais n'ayant pas voulu demander la
nationalité française. N'oublions pas que la Pologne
avait été rayée de la carte ; ces exilés,
souvent âgés et avec peu d'enfants, fuyant la domination
allemande et habituellement francophiles, ne sauraient présenter
un danger pour la sécurité nationale ; ils
se sont trouvés englobés dans les rafles sommaires
de ces temps expéditifs. Dans le registre des consultations
médicales de la caserne Feuquières ( A.M.S.,
5 H 9 ), apparaissent de nombreux noms aux consonances
polonaises ; on remarque Madame Wresinski, qui consulte pour
elle-même ou pour son fils ; il s'agit de la famille
de Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde ;
le père, très pauvre, porteur d'un passeport allemand
et marié à une espagnole, avait été
interné à Saumur avec son épouse et son premier
fils ; Joseph est lui-même né en 1917 dans l'ancien
grand séminaire d'Angers devenu un dépôt plus
proche du centre pour réfugiés que du camp d'internement.
Dans les correspondances apparaît aussi un certain
Léonard Zavadzki, qui est un ressortissant russe - donc
en théorie un allié ; cependant, son consulat
général refuse de le prendre en compte ( il
s'agit probablement d'un polonais venu des provinces annexées
par la Russie, son cas particulier n'avait pas été
perçu dans le recensement du gendarme ). De même,
des noms tchèques, apparaissent parmi les Autrichiens.
A l'inverse, un interné alsacien peut sortir, parce qu'il
contracte un engagement volontaire. Le 15 août, 28 Alsaciens-Lorrains
sont renvoyés sur Angers.
3) Des campements improvisés
Le 18 août, le docteur
Luquel, un médecin angevin, soldat infirmier territorial
de la 9ème section, est affecté à l'hôpital
et désigné pour prendre en charge le service des
étrangers. Ce dernier assure des visites quotidiennes et
note ses observations sur l'état des camps, en employant
un ton de franchise brutale et sans avoir peur de se recopier
tous les jours. Il envoie aussi des rapports au maire. Ses remarques
reflètent certainement la réalité. Pour la
nourriture, une longue liste d'achats alimentaires est dressée
et les internés reçoivent en principe chaque jour
500 grammes de pain et 300 grammes de viande. Valentin Savarit,
restaurateur place de la République, ouvre une cantine ;
il décrit ses menus, qui seront frugaux ( une simple
soupe le soir ), car il dispose de 60 centimes par jour pour
chaque adulte ( soit, 2,40 euros actuels ). Il n'est
pas certain que les menus annoncés aient été
exactement appliqués, à une époque où
le pain manque, mais Angers envoie de la farine. En tout cas,
le médecin juge la nourriture correcte. A l'inverse, il
redit sans cesse que les conditions d'hébergement sont
déplorables : des immondices à la caserne Feuquières ;
au Breil, les tentes n° 12, n° 13 et quelques
autres ont des toiles déchirées et ne protègent
pas de la pluie, des paillasses sont constamment trempées,
quelques hommes privés de paillasse couchent sur le sol.
Surtout, il n'y a pas de couvertures et les internés
souffrent de la froideur nocturne, d'autant plus qu'au château,
les fenêtres doivent rester ouvertes la nuit pour des raisons
d'hygiène. Les militaires notent eux-mêmes que le
terrain du Breil, entouré par des rivières, est
particulièrement froid la nuit. Personne ne veut ou ne
peut fournir de couvertures, si bien que le médecin constate
de fréquentes maladies pulmonaires dues au froid. Ce problème
des couvertures suscite une abondante correspondance en août
et septembre. La ville étant chargée de l'hébergement,
le maire, L. Mayaud, envisage d'en acheter. Il n'est cependant
pas sûr qu'il en trouvera assez ( les couvertures sont
rares à l'époque ) ; il estime la dépense
à 2 000 F au moins, il demande une autorisation et
la garantie d'un remboursement par l'Etat. Sur sa lettre ( A.D.M.L.,
3 R 5/25 ), la préfecture note « Attendre »,
puis elle répond au sous-préfet que la ville pourrait
« acheter à des particuliers des couvertures
usagées ou de rebut ». Cependant, on découvre
que la centrale de Fontevraud possède des couvertures en
excédent ; le préfet demande au ministre de
la Justice de les céder. De Bordeaux, ce dernier répond
que ce stock a été commandé par la Guerre
et qu'il n'est pas question de le détourner. Après
une intense correspondance par la voie hiérarchique remontant
jusqu'aux ministères, fin septembre, le maire de Saumur
manque toujours de couvertures.
La situation hygiénique n'est pas plus brillante.
Pour la caserne Feuquières, le docteur note le 21 août :
« On trouve des déjections dans certains coins
écartés et le long des murs du campement. Les épluchures
de légumes, les détritus alimentaires jetés
çà et là attirent de nombreuses mouches »
( A.M.S., 5 H 9 ). Il interdit aussi que les
chaudrons servant pour la cuisine soient aussi utilisés
pour la lessive. Pour la toilette, le nouveau commandant d'armes,
le chef d'escadrons Mesnet de la Cour, promet : « Des
mesures seront prises pour que les émigrés parqués
sur le Bray soient conduits aux bains militaires de la Loire ou
aux bains-douches de la rue Balzac, pour ceux qui pourraient payer
leur douche. »
Des groupes sont souvent déplacés. Ainsi,
le 21 août, 122 internés célibataires sont
transférés du château au Breil ; à
leur place, on compte installer une infirmerie, mais le commandant
d'armes affirme ne pas avoir de lits disponibles.
4) La réorganisation des camps
La guerre se prolongeant
et les conditions d'hébergement restant déplorables,
le 24 août, le maire Louis Mayaud adresse une lettre énergique
au sous-préfet : « beaucoup des étrangers
qui sont détenus ici le sont indûment et ...
nous commettons à leur égard un véritable
abus de pouvoir, au moins pour tous ceux qui ne sont ni Allemands
ni Autrichiens » ( A.M.S., 5 H 11 ). Il est
certain qu'on entrevoit en grand nombre des personnes appartenant
aux minorités des deux empires ; ils avaient cru trouver
un asile dans une France qui les traite bien mal. Sans doute par
suite de ce coup de colère, le 27 août sont annoncées
de nouvelles dispositions prises par le commandant de la IXème
Région : les étrangers, autres qu'Allemands
et Austro-Hongrois, pourront être autorisés à
loger en ville, où ils seront surveillés ;
la caserne du château sera réaménagée
et le terrain du Breil évacué. Il ne s'agit pas
d'une mesure humanitaire, l'armée tient à récupérer
ses terrains.
En fait, des bâtiments du collège
de Garçons, 14 salles de classe, plus une étude
et la grande cour, du côté de l'actuelle avenue Courtiller,
sont réquisitionnés par l'autorité militaire
dès le 25 août ; la ville devra poser des grillages
sur six fenêtres et barricader un passage intérieur.
Marill, le principal du collège, envoie une lettre amère
à l'inspecteur d'Académie, en expliquant que sa
prochaine rentrée est compromise ; « on a laissé
au château les femmes seules, les enfants et les hommes
mariés avec leur famille, soit environ 370 personnes ».
Des femmes de mauvaises moeurs vont venir dans une maison d'éducation.
Le cours Dacier n'est pas touché et Saint-Louis l'est partiellement,
alors que les deux collèges publics sont paralysés.
« Les réactionnaires se donnent ainsi le beau
rôle, sans négliger leurs intérêts et,
volontairement ou non, la Place et la municipalité cléricale
de Saumur semblent combiner leurs efforts pour que les établissements
laïques soient seuls sacrifiés. »
Ainsi donc, un troisième centre de détention est ouvert. Un télégramme codé du sous-préfet, le 30 août, évoque la présence d'un total de 544 étrangers internés à Saumur. Il en arrive donc plus qu'il n'en part. Entre les trois centres circulent des convois difficiles à reconstituer et à comprendre. La photographie suivante ( collection de Danielle Rouly ) est prise dans les derniers jours d'août, lors du transfert des étrangers du Breil vers le collège ou le château ; le long cortège débouche de la rue de la Manutention et emprunte la rue Gambetta, passant devant l'épicerie Marquet, située au n° 8.
L'escorte militaire est étoffée, sans doute autant pour protéger les internés que pour les surveiller. En effet, les autorités redoutent des manifestations de xénophobie ; au bas de cette photo-carte, a été noté sans bienveillance « arrivée des émigrés Boches ». Par exemple, le 12 août, un Autrichien s'était enfui du château ; une sentinelle lui a tiré dessus sans l'atteindre ; des barrages sont mis en place ; les surveillants de l'octroi près du pont Fouchard se sont lancés dans une véritable chasse à l'homme et l'ont repris caché dans les roseaux le long du Thouet.
Dans la pratique, quelques dames sont autorisées à se loger en ville, surtout celles qui disposent de moyens financiers ; des prêtres et des dames polonais s'installent chez les soeurs de la rue Fourier ; d'autres sont hospitalisés à Angers, à l'Institut catholique, à titre payant. Cependant, les commissions de tri procèdent avec lenteur et avec des tâtonnements ; ainsi, la famille Lauer, autorisée à continuer à résider à l'hôtel de Londres, si elle est d'origine polonaise, est priée de retourner à la caserne Feuquières.
Le centre installé au collège de Garçons fonctionne assez bien selon les jugements du docteur Luquel ; ce dernier note toutefois le 11 septembre que les émigrés manquent d'objets d'usage courant et d'argent pour s'en procurer. A la caserne Feuquières, apparaissent un salle de consultation et une petite infirmerie ; des bains chauds peuvent être assurés, des bidets sont apportés. Malgré ces améliorations, le 14 septembre encore, quatre étrangers n'ont toujours pas de paillasse.
Les camps commencent à fonctionner assez régulièrement, quand ils sont brusquement fermés. Le 29 septembre, un convoi de 46 Austro-Allemands mobilisables est envoyé vers Brest. Un télégramme du 2 octobre 1914 ordonne la fermeture définitive des camps de Saumur : les derniers internés sont transférés à Angers, dans le collège Mongazon ou dans l'ancien grand séminaire, aujourd'hui le lycée Joachim du Bellay. Bien que disposant d'un peu plus de libertés, ils n'y trouvent pas des conditions de vie plus fameuses, selon la description qu'en donne Alain Jacobzone ( p. 267-268 ). La casene Feuquières est libre ; on envisage d'y implanter un centre de détention pour officiers allemands, puis elle devient un hôpital auxiliaire pour soldats contagieux. La partie méridionale du collège de Garçons demeure réquisitionnée sans nécessité.
Les étrangers internés à Saumur venaient de la région parisienne. Les Austro-Allemands résidant à Saumur ne semblent pas avoir été enfermés ; ils sont seulement surveillés ; un recensement du 10 septembre 1914 ( A.D.M.L., 3 R 5/19, nouvelle cote ) en dresse la liste : neuf Allemands, deux Allemands alsaciens, une Hongroise et une Autrichienne, au final, 10 femmes et 3 hommes. Ces actions ne sont guère cohérentes.
Les contemporains parlaient sans complexe de « camps de concentration » ; cette formulation n'a pris un sens dramatique qu'avec la Seconde Guerre mondiale. Je n'ai nulle part trouvé cette dénomination pour les camps de Saumur. Ces derniers, totalement improvisés et pris en charge par une mairie gravement dépourvue de moyens humains et matériels, ont fort mal fonctionné pendant un mois. Le gouvernement, qui avait prévu ces internements avant le déclenchement des hostilités, n'avait rien envisagé pour l'hébergement. On a enfermé n'importe qui, n'importe comment, selon les méthodes expéditives des temps de guerre. Le XXe siècle est le siècle des camps. Il serait trop facile de dramatiser davantage : les centres d'internement de Saumur n'ont vraiment rien de glorieux, c'est pourquoi ils ont été rayés de la mémoire locale, mais ils n'étaient pas des camps de la mort.