1) L'offensive foudroyante de la 1 ère Division de cavalerie allemande
Après avoir franchi
la Seine et pris Paris le 14 juin, l'armée allemande marque
un temps d'arrêt au sud de Chartres. L'état-major
de la 4 ème armée décide d'envoyer les
blindés vers l'Ouest, afin de s'emparer de Cherbourg et
de Brest et d'empêcher la formation d'un " réduit
breton ". Bien qu'on l'ait écrit, aucune unité
de Panzer n'est dirigée vers Saumur, mais tout au
contraire une formation traditionnelle, la 1 ère Division
de cavalerie.
Cette unité avait été formée
en Prusse orientale pour mener l'offensive dans les zones marécageuses
de la Pologne. Renforcée, elle regroupe quatre régiments
de cavalerie, en partie montés, un régiment d'artillerie
pourvu de canons automoteurs, deux bataillons cyclistes, un groupe
antichars et deux groupes de D.C.A. ( Dr F. M. v. Senger
u. Etterlin jr, Die 24. Panzer-Division vormals 1. Kavallerie-Division
( 1939-1945 ), Kurt Vowinckel Verlag, Neckargemünd,
1962 ( Bibliothèque du S.H.D. à Vincennes )
et article du commandant Even cité au dossier précédent ).
Les avant-gardes sont mécanisées et surtout composées
de motocyclistes, de gros camions à six roues et de quelques
automitrailleuses.
La 1 ère Division de cavalerie reçoit
la mission de foncer vers le sud et de prendre intacts par surprise
les ponts de Saumur, de Montsoreau et de Port-Boulet. Sur les
routes encombrées de réfugiés et de soldats
en retraite, les avant-gardes progressent très vite, malgré
deux bouchons de retardement, mis en place par les Français.
Elles avancent de près de 200 km en une journée.
Les chevaux des régiments montés ne parviennent
pas à tenir ce rythme ;
ils sont en partie abandonnés munis d'étiquettes
dans des enclos le long de la route, et les cavaliers poursuivent
à bicyclette.
Les soldats allemands
disposent souvent d'un petit appareil photo au format 9x6 ou 6x6
et ils mitraillent d'abondance. A partir d'albums d'anciens combattants,
qui n'intéressent plus leurs descendants, on peut découvrir
des détails sur leur progression.
L'auteur de ces deux clichés appartient à
la section des transmissions de la 11 ème Division d'Infanterie.
Son unité ne se bat pas aux premières lignes ;
il prend des clichés à Lille, Beauvais, Les Andelys,
Le Mans, Angers, Vivy, Saumur, puis Thouars. Il ne manque pas
de photographier les longs convois de réfugiés.
Sous le titre « Vormarsch im Westen - Offensive dans l'Ouest », il présente l'avancée de sa division dans notre région ( à gauche ). On exagère souvent l'importance de l'équipement mécanique des Allemands en 1940. Les troupes d'infanterie se déplacent en partie à cheval, en partie sur des véhicules hippomobiles, en partie à bicyclette. Les blindés du Blitzkrieg ne sont pas là ; ils ont d'ailleurs des problèmes de carburant et d'usure du matériel.
La 1 ère Division de cavalerie atteint les faubourgs
nord de Saumur le mercredi 19 juin, à 2 h, heure française :
la troisème arche du pont Napoléon vient d'être
détruite. Malgré sa vitesse, elle ne profite d'aucun
effet de surprise. Les chefs de gare de Château-du-Loir,
puis de Château-La-Vallière ont prévenu Saumur
de son passage. Le peloton du lieutenant Garnier, qui patrouille
au nord de la Loire, a aussi constaté cette offensive et
se replie en allant passer le fleuve à Gennes.
Quand
les avant-gardes ennemies approchent sans bruit du pont de Montsoreau,
le tablier saute en l'air en emportant un cycliste allemand qui
s'était aventuré. A 3 h du matin,une travée
du viaduc ferroviaire est cisaillée avec précision
à ses deux extrémités par les artificiers
du génie. La division allemande est plus heureuse à
Port-Boulet, où l'explosion insuffisante laisse le pont
praticable.
Pendant toute la journée du 19, le gros des troupes
allemandes rejoint son avant-garde ; l'état-major étudie
les lieux et prépare son plan de franchissement du fleuve.
Il le maintient en dépit d'un contrordre de dernière
heure ( les grandes unités allemandes conservent une
marge d'initiative impensable dans l'armée française ).
Sûr de lui, l'état-major de la 1ère
Division de cavalerie prend son temps. Le capitaine Detlev von
K..., auteur de cette photo, a passé la nuit au château
des Rigaudières à Brain-sur-Allonnes.
Dans la journée du 19, ainsi qu'il le note, son état-major, se tient au point I B, dans la forêt, à 6 km au nord de Saumur, donc dans les bois de Vernantes. Il s'accorde une petite sieste postprandiale, alors que l'artillerie pilonne la ville.
2) Des directives contradictoires
Dans le camp d'en face,
dans la mesure où les lignes de défense françaises
s'effondrent, le généralissime Weygand avait donné
un ordre de repli général le 12 juin et la mise
en défense de toutes les rivières susceptibles de
barrer la route à l'invasion. Une résistance sur
la Loire est programmée à la fin du mois de mai
et le génie tire ses plans pour détruire les 24
ponts placés dans les limites de la IX ème
Région.
Le général Pichon répartit la défense
en quatre secteurs et confie au colonel
Michon ( à droite ) celui qui s'étend
de Candes au Thoureil, soit environ 30 km. Cette défense
de la Loire est-elle une résistance symbolique, un bouchon
de retardement ou une opération d'envergure ? Les
commandants militaires ne semblent guère y croire, dans
la mesure où ils y affectent peu de moyens, alors qu'ils
disposent encore de troupes importantes dans la région :
l'armée de Paris du général Héring,
qui n'a guère combattu, se replie alors au sud de la Loire,
son état-major est installé à Pleumartin
dans la Vienne, mais elle ne participe pas au combat. Dans l'esprit
du général Pichon, la défense de Saumur est
une opération de retardement, afin de permettre à
cette armée de Paris de se redéployer sur le Cher.
Les grands chefs ne s'y intéressent guère ;
le général Weygand est désormais plus soucieux
de ses combinaisons politiques que des opérations stratégiques.
En tout cas, alors qu'un univers s'écroule, que les populations
civiles sont prises par la panique, que les autorités gouvernementales
négocient sans lignes directrices, que les chefs des armées
ne songent qu'au repli élastique, des jeunes gens, sans
vocation militaire et fraîchement mobilisés, font
face et acceptent une résistance périlleuse.
A grand peine, les défenseurs de Saumur parviennent
à récupérer quelques troupes de passage,
ainsi que cinq canons de 75, dépêchés depuis
Poitiers et restés sans utilité. Malgré des
faibles forces, le colonel Michon entend mener sa mission dans
l'esprit d'un combattant des tranchées, qui ne veut céder
aucun pouce de terrain.
En même temps, ses supérieurs directs de la
direction de la cavalerie, qui se sont eux-mêmes réfugiés
à Vallières-les-Grandes, près d'Amboise,
lui ordonnent le 15 juin de replier l'ensemble de l'Ecole sur
Montauban. Le colonel Michon, qui se refuse à abandonner
la ville sans se battre et qui en fait une affaire personnelle,
arrache un compromis : tous les éléments combattants
restent sur place ; les administratifs, le personnel civil,
les archives, les souvenirs et les 827 chevaux partent pour Montauban,
et pour un trajet plein de rebondissements. D'autres chevaux les
remplacent, ce sont ceux de la cour de Belgique, arrivés
par 30 wagons, en compagnie de poneys et de carosses, et installés
au paddock.
Un autre élément contraire intervient le 17
juin, à 12 h 30 sur Radio-Bordeaux : de sa voix chevrotante,
le maréchal Pétain, nouveau président du
Conseil, déclare qu'il est temps de « cesser
le combat » et qu'il a engagé les négociations
d'armistice. Ce discours, souvent entendu, a un effet désastreux.
Le colonel Michon réunit ses officiers pour leur dire qu'il
a pris l'engagement d'honneur de défendre le passage de
la Loire et que ces faits nouveaux ne modifient en rien sa position.
Les élèves aussi ont envie de se battre, du moins
un bon nombre. Et on ne leur demande pas leur avis. Michon a décidé
pour eux.
3) Des moyens dérisoires
Le noyau central de la
défense est formé par les Elèves-Aspirants
de Réserve arrivés en mai à l'Ecole, structurés
en brigades d'instruction et bien encadrés par des lieutenants
rappelés du front. Ils sont 790 environ, 550 EAR de cavalerie
et 240 du train, armés de leur mousqueton d'exercice, de
40 cartouches, complétés par un bon approvisionnement
en fusils-mitrailleurs, en mitrailleuses et en grenades. Ils ne
savent pas toujours se servir de ce matériel ; ce
sont des anciens combattants de la ville qui leur montrent. Autour
d'eux sont rassemblées des troupes très diverses,
des tirailleurs algériens en cours d'instruction au camp
de Vernantes, un groupe de reconnaissance d'infanterie, un escadron
du 19 ème Dragons, les enfants de troupe de l'Ecole
qui ont signé leur engagement, des pompiers de Paris. Quelques
éléments possèdent du matériel lourd :
le Centre d'Organisation mécanique de la Cavalerie, implanté
à Fontevraud, est équipé de chenillettes
et d'armes antichars ; le 1 er Groupe franc de cavalerie
commandé par le capitaine de Neuchèze est une unité
mobile qui s'est battue sur la Somme, puis sur la Seine ;
privée d'une partie de ses hommes et de son matériel,
elle se reconstitue au Coudray-Macouard, mais elle dispose encore
d'un escadron motocycliste, d'automitrailleuses de découverte
et de pelotons blindés formés surtout de 7 automitrailleuses
ACG1 et de 5 chars Hotchkiss.
Au total, quelque 2 200 hommes sont disponibles au
début des opérations. Ensuite, ils sont renforcés
par deux compagnies d'Elèves-Aspirants de Réserve
d'Infanterie envoyés depuis l'Ecole de Saint-Maixent. Les
vieux chefs fourbus sacrifient désormais leurs enfants,
qui au moins ne s'enfuient pas au premier coup de fusil.
Pas de moyens de communication opérationnels ;
la radio ne marche pas, les chefs de secteurs utilisent le téléphone
public jusqu'à la destruction du central de Saumur, puis
ils ont recours à des estafettes motocyclistes, qui se
perdent souvent en route, car la carte d'Etat-Major au 1/80 000 ème
n'est guère détaillée. Aucun soutien de l'aviation
française ; un Potez 63 a survolé la Loire
à deux reprises, sans rien faire. A l'inverse, les Allemands
ont la maîtrise du ciel, leurs avions survolent la zone,
ils mitraillent et bombardent exceptionnellement, mais ils jouent
un rôle permanent d'observation.
Dans cette conjoncture, le chef d'escadrons Lemoyne, qui
commande en réalité les opérations, adopte
un dispositif simple. Il place les brigades d'élèves-aspirants
sur un mince rideau le long du fleuve, un homme tous les 30 mètres.
Les débouchés des ponts sont renforcés, quelques
points d'appui placés en seconde ligne, les éléments
mécanisés formant une réserve à l'arrière.
Voici le mortier de 81 installé dans le square du théâtre,
vu par Geoffroy de Navacelle, un EAR de cavalerie, qui a pris
d'intéressants croquis sur le vif et en a tiré des
dessins au mois d'août :
Cette histoire étant strictement consacrée à Saumur, les opérations dans les secteurs de Gennes et de Montsoreau ne seront pas racontées. Un récit de type Kriegspiel serait parfaitement vain, compte tenu du rapport des forces.
4) Veillées d'armes
A partir du 14 juin, les
éléments engagés aménagent leur secteur
de défense. Un barrage antichar en béton est édifié
par le génie sur la place du Roi-René dans l'axe
du pont Napoléon. Les parapets des quais sont dérasés.
Le génie a réquisitionné 1 050 sacs
dans les établissements Boret, afin de les remplir de sable
( A.M.S., 5 H 35 ). Le barrage des Sept-Voies est
défoncé, afin de remettre en eau le bras nord du
fleuve. Les gazomètres, qui pourraient exploser, sont vidés
par les soins du directeur René Roussel ; la ville
n'a plus de gaz. Plus important, des détachements du 6 ème
Génie d'Angers viennent en secret miner les trois ponts.
Une escouade place 1 700 kg de mélinite sur les côtés
de la travée centrale du pont de fer, au prix de deux journées
d'efforts ( deux hommes tournent en permanence la manivelle
qui entraîne la passerelle d'entretien sous le tablier,
des trains transportant des troupes, des blessés, des réfugiés
passent sans cesse au dessus - récit de Camille Thélinge ).
D'autres escouades minent la voûte de la 3 ème
arche du pont Napoléon et placent des explosifs sous la
3 ème arche du pont Cessart. Pour cette dernière
opération, les soldats du génie réquisitionnent
une lourde péniche de l'entreprise Fardeau et, pour la
traîner, un remorqueur conduit par le père Fardeau
; ils n'ont ramené que le remorqueur, la péniche
a été écrasée sous les voûtes
du pont ( récit de Maurice Fardeau ).
Afin de disposer d'argent liquide, le colonel Michon fait
retirer à la poste la somme de 765 000 F.
Les services de santé sont réorganisés
; le médecin-capitaine restera avec les nombreux blessés
des hôpitaux militaires ; le médecin-lieutenant
Née installe un poste de secours au château de Marson.
Ces préparatifs,
qui annoncent une résistance résolue, inquiètent
les autorités civiles. Le sous-préfet par intérim,
Cruveilhier, a entendu, le 18 juin, à la radio, Charles
Pomaret, le ministre de l'Intérieur du nouveau gouvernement
Pétain, déclarer que les villes de plus de 20 000
habitants sont déclarées villes ouvertes. Saumur
compte officiellement 17 158 habitants, en réalité
nettement moins avec le départ des mobilisés, l'envoi
des enfants dans des endroits moins exposés et, en dernier
lieu, le déménagement en périphérie
de nombreuses familles ; en sens inverse, les réfugiés
sont très nombreux, réfugiés du premier repli
administratif et social de septembre, foule de réfugiés
de l'exode, qui remplissent des salles et campent sur les trottoirs
( sans doute plus de 5 000 réfugiés au
total ). Que la ville compte alors 20 000 habitants
semble admis par les autorités, tout en étant difficile
à prouver. C'est en tout cas l'avis de M. Cruveilhier,
qui fait une démarche personnelle auprès du colonel
Michon pour lui demander que la défense soit plus apparente
que réelle. Il se fait éconduire, le colonel se
dit « résolu, lui et ses troupes, à résister
jusqu'à la mort » ( R. Milliat, p. 23-24 ).
Le même débat avait eu lieu à Tours, qui dépassait
largement les 20 000 habitants ; les généraux,
qui avaient élaboré leur plan, ont refusé
de déclarer la ville ouverte et la cité a été
ravagée.
C'est le chaos à cause des fluctuations gouvernementales :
le 19 juin, le préfet Ancel a proclamé Angers ville
ouverte, en précisant : « Toute résistance
et toute opposition à main armée est formellement
interdite et sera sévèrement réprimée
par les autorités françaises » ( le
Petit Courrier, 20 juin 1940 ). A Cholet, le maire et
le sous-préfet découragent quelques soldats qui
voulaient se battre à l'entrée de la ville. Si l'on
descend la Loire jusqu'à Nantes, les villes sont déclarées
ouvertes et les ponts ne sont pas coupés.
Les relations sont encore plus orageuses avec le maire Robert
Amy, qui voit avec inquiétude les préparatifs de
lutte dans les rues de sa ville. Le 16 juin, le colonel l'informe
que la place du Roi-René et les quais nord de l'île
devront être évacués, qu'il doit en avertir
discrètement les responsables, mais pas la population,
afin d'éviter toute panique. Le 18, il lui remet les pouvoirs
de police, afin de se consacrer entièrement à sa
mission de combat ; il met à la disposition du maire l'officier
de garnison, Arlès-Dufour, et quelques troupes. Ce n'est
pas une tâche légère en cette période
électrique où les ordres se contredisent :
de façon surprenante, la gendarmerie est évacuée
vers Parthenay ; les gardes territoriaux, mobilisés
en civil, qui surveillent les voies et les ouvrages d'art, sont
dissous, afin qu'ils ne soient pas considérés comme
des francs-tireurs.
Robert Amy réunit en urgence dans son bureau le conseiller
faisant fonction de sous-préfet, quelques chefs de service
et certaines notabilités de la ville ; ils tombent d'accord
pour « abandonner toute idée de défendre
Saumur en déclarant la ville "ouverte" »
( rapport du sous-préfet du 26 septembre 1940, A.D.M.L.,
417 W 17 ). Ils décident de passer au-dessus
du colonel Michon et de s'adresser au général Vary,
le commandant de la IX ème Région, replié
à Poitiers. Par téléphone, ce dernier défend
son subordonné et refuse de déclarer Saumur ville
ouverte. Amy lui demande alors d'évacuer la population ;
nouveau refus du général ( Milliat, p. 26 ).
Ce refus est confirmé par un message téléphonique
du préfet, remis à la sous-préfecture le
17 à 17h45 : « Toute évacuation
services publics interdite. Prendre à cet effet toutes
mesures pour fixer population sur place et empêcher départs,
notamment par automobiles. Sanctions exemplaires seront prises
sur le champ contre réfractaires autorités publiques
ayant contrevenu à présent ordre » ( A.M.S.,
1 D 44, cité le 6 septembre ). Le gouvernement, sur
la demande des généraux, a pour objectif de stopper
l'exode et l'encombrement des routes ; après avoir
encouragé et parfois organisé cet exode, il l'interdit
désormais, mais, ce faisant, il prend la population saumuroise
en otage. Robert Amy ne peut plus qu'envoyer l'électricien
Lucien Barrault et sa voiture munie d'un haut-parleur demander
aux habitants de rester calmes et de ne pas partir, sous peine
de réquisition des locaux inoccupés. Vraisemblablement
très amer, il organise la municipalité comme suit :
le 2 ème adjoint, Auguste Courtoison, ancien gendarme,
restera jour et nuit dans l'hôtel de ville, il couche dans
la cave de la recette des Finances ; le maire se prépare
un point de repli dans la colonie de vacances de Champigny ( d'après
le récit de Courtoison, A.D.M.L., 12 W 48 ).
Nous arrivons donc au
mercredi 19 juin, vers 0 h 20, quand un officier du génie
fait sauter la troisième arche du pont Napoléon,
et vers 2 h, quand débouchent les éclaireurs allemands
par la route de Rouen ; ils sont accueillis par les tirs nourris
des EAR postés dans les maisons du quai opposé ( cette
fusillade leur a fait surestimer les effectifs des défenseurs ).
Rendus furieux par cette résistance inhabituelle, ils fouillent
le quartier de la gare et les environs, à la recherche
de tireurs embusqués. La famille de Josiane Davout ( Mes
Années Vert-de-gris, vers 2005, p. 33-34 ) s'était
réfugiée dans la maison familiale de l'île
du Saule ; vers cinq heures du matin, des soldats allemands
pleins de rage envahissent la demeure et fouillent les lieux.
« A coups de bottes, ils éventrèrent
les pots de confiture ; ils discutèrent de notre sort
en vociférant et en nous désignant. N'ayant rien
trouvé, ni soldats, ni armes, ils nous firent sortir, mains
en l'air, et nous placèrent face au mur de la maison. Par
geste, ils essayèrent de nous faire comprendre que, si
nous étions blessés ou tués, ce serait par
les français qui tiraient du côteau juste en face. »
Au petit jour, une torpédo grise, porteuse d'un panneau
blanc, s'avance sur la partie intacte du pont Napoléon,
ayant à son bord un officier de la 1 ère Division
de cavalerie allemande et un officier français, le lieutenant
d'artillerie Belisson, qui vient d'être capturé et
qui parle allemand. Selon les cas similaires qui ont été
rapportés, ces envoyés, munis d'un porte-voix, viennent
annoncer que l'armistice est signé et qu'il n'y a plus
lieu de se battre ( alors que les négociations ne
sont pas encore commencées ). Un ordre avait mis en
garde contre ces manoeuvres, présentées comme ruses
de guerre. Paulin Houbié, posté dans l'axe du pont
derrière son canon de 25, tire et fait mouche. Les plénipotentiaires
sont abattus. Peu après, les canons de 77 et de 105, arrivés
à la Croix Verte, au Chapeau et à la Ronde, déclenchent
un violent bombardement sur la ville ( voir le dossier
suivant ) ; les observateurs français localisent
sans difficulté l'emplacement de cette artillerie, mais
ils ne disposent pas de moyens de contre-batterie, à part
des mortiers de 81, qui ne peuvent atteindre que les premières
lignes. Ces tirs dévastateurs sont-ils une punition pour
l'attaque contre les négociateurs ? Ce n'est pas du
tout certain. Partout, quand une ville résiste, l'armée
allemande l'écrase sous les tirs de sa puissante artillerie,
qui fait de gros dégâts, d'autant plus qu'elle est
renforcée par des mortiers et par les bombes incendiaires
de son aviation. Elle le fait aussi à Tours et à
Blois.
Dans l'île, le lieutenant Gérard Liffort de
Buffévent, après avoir tenu toute la matinée,
renvoie une partie de sa brigade sur la rive sud et se prépare
à en faire autant, car il estime avoir rempli sa mission
de retardement et car le pont Cessart va sauter. Il en rend compte
par un message porté à la Villa des Grandes Brises,
rue des Moulins, excellent point d'observation, où le colonel
Michon a curieusement installé son P.C. Le messager revient
avec l'ordre de réoccuper ses positions sans esprit de
recul. Le lieutenant est humilié ; après une
nouvelle nuit de veille, il demande des volontaires, traverse
le bras d'eau à la hauteur du stade et se lance dans une
opération risquée, soit pour neutraliser un mortier
adverse, soit pour observer les positions de l'ennemi. Il est
tué près de la ferme des Abeilles, en compagnie
de l'aspirant Etienne Raveton.
Comme le pont Cessart a été coupé le mercredi,
vers 18h35, les restes de la brigade traversent la Loire en nageant
ou sur une barque. Les autres éléments laissés
sans ordres, les tirailleurs algériens, les enfants de
troupe, placés à Bouche-Thouet, se retirent également.
Restés relativement
inactifs pendant la journée du 19, se contentant d'écraser
la ville sous leurs obus, les Allemands mettent en action leur
plan de traversée à l'aube du jeudi 20. Pour point
de départ, ils ont choisi Port-Roux, la cale de Villebernier
située en face du hameau de Beaulieu ; la traversée
est en partie protégée par une petite île.
Sans grande discrétion, ils y accumulent un matériel
considérable. Il est surprenant que l'état-major
français, désormais installé dans l'auberge
du Marsolleau, n'ait pas envoyé quelques renforts en face.
Les premiers radeaux-sacs qui sont mis à l'eau sont pris
sous les feux des EAR du train, alignés sur la berge opposée
et appuyés par des tirs de mitrailleuses installées
dans les caves Gratien et Meyer ; certains coulent. Jean
Ferniot raconte ( longtemps après ) : «
J'arme le fusil-mitrailleur qui m'a été confié
et je commence à tirer ; il se bloque presque aussitôt.
De la barque, on m'a repéré et je deviens cible.
Il me reste le mousqueton. Couché derrière mon petit
tas de sable, je garnis cet engin dérisoire. Une balle
- bien ajustée ou guidée par le hasard ? -
frappe l'un des assaillants, qui tombe à l'eau. Je devrais,
je suppose, éprouver la griserie du chasseur. Ce n'est
pas le cas. » Je recommencerais bien. Mémoires,
Grasset, 1991, p. 112.
La résistance n'est pas longue. Les habitants du
Petit-Puy voient une armée de radeaux et de portières
traverser le fleuve et ils n'entendent plus de coups de feu. Par
deux sentiers, les éclaireurs allemands atteignent le coteau.
Jehan Alain, âgé de 29 ans, compositeur et organiste
déjà réputé, avait été
volontaire pour entrer dans le groupe franc de Neuchèze,
dont il assurait les liaisons sur une moto ; il tombe sur
les Allemands, quand il débouche auprès du château
d'eau du Petit-Puy ; il est tué, alors qu'il tente
de s'abriter derrière un muret ( Andrée Trudeau
n'a entendu qu'un coup de feu. Bernard Gavoty, Jehan Alain,
musicien français ( 1911-1940 ), Editions
d'aujourd'hui, 1945, p. 107-111, donne un récit épique ).
Colette Mentz-Boizard n'a pas entendu de combats ; Jehan
Alain avait seulement une grenade dans chacune de ses poches ( lettre
publiée dans S.L.S.A.S., n° 163, mars 2014,
p. 131 ).
7) Les combats d'Aunis
Les premières troupes allemandes légères s'implantent sur le coteau. En face, la ferme d'Aunis tient bon, alors qu'elle est pilonnée par les obus, qu'elle flambe en partie et qu'elle est harcelée par des avions. Le secteur est renforcé par l'arrivée de deux compagnies d'EAR d'infanterie de Saint-Maixent, qui livrent un véritable combat, passant à la contre-attaque au sud de la ferme et avançant de 150 mètres. En voici la description par le témoin oculaire Geoffroy de Navacelle :
Les Saint-Maixentais sont
épaulés par des blindés du groupe franc,
qui s'avancent jusqu'au bord du plateau
et tirent sur les radeaux traversant la Loire. Cependant, les
Allemands, menacés un temps, ont pu apporter des armes
antichars, qui anéantissent plusieurs blindés et
décapitent le lieutenant Pitiot, le chef du peloton.
Les chars détruits sont restés sur place pendant un an. Des Saumurois sont allés les photographier ( à droite ). Le jeune Chopin, fils du boucher de la place de Nantilly a pris cette photo interdite représentant le service allemand de récupération des armes ramenant une chenillette depuis la zone des combats ( ci-dessous ).
Revenons au 20 juin dans l'après-midi. Le repli s'impose, d'autant plus que les lignes de défense sont également percées à Gennes et à Montsoreau.
8) Le repli
Les troupes allemandes
approchent du pont Fouchard et la ville est sur le point d'être
encerclée. La brigade du lieutenant Périn, en récupérant
dans les maisons des comptoirs, des armoires, des tables, des
pièces d'étoffe, des caisses de médicaments,
a installé des barricades hétéroclites dans
les principales artères de la ville, qu'elle semble vouloir
défendre quartier par quartier. A la demande d'habitants
entassés dans les caves, le chanoine Moreau, archiprêtre
de Saint-Pierre, se rend auprès du lieutenant Périn,
installé 22 rue de la Petite-Bilange, pour le supplier
de cesser ces préparatifs qui risquent d'entraîner
un carnage. D'après son récit, l'abbé lui
demande :
« - De combien de temps pensez-vous retarder l'avance
de l'assaillant ?
- Cinq minutes au plus.
- Et pour cinq minutes, vous allez peut-être anéantir
toute une agglomération, lui répondis-je.
- Le lieutenant, poursuit le courageux prêtre, semble ému,
réfléchit ; les ordres se succédaient
; les obus pleuvaient et la pression se faisait plus grande.
- Il sera fait suivant votre désir, M. le Curé. »
( A. Girouard, dans Le Petit Courrier, 5 janvier 1941 )
Le chanoine Martin, curé de Saint-Nicolas, fait une
démarche semblable ( Milliat, p. 100-103 ).
La mairie est désormais muette, car elle est souvent
vide : Auguste Courtoison, qui était rentré passer
la nuit à la colonie de Champigny, a vu sa camionnette
Renault réquisitionnée par le sous-lieutenant de
Favitzky. Le secrétaire général A. Roux parcourt
la ville pour ramasser les morts et les blessés. Il n'y
a pas de combats de rues, car le colonel Michon donne l'ordre
de repli dans la soirée. Les derniers défenseurs
de la ville repartent par le pont de Saint-Florent. Michon
voudrait continuer à se battre et parle d'aller tout seul
défendre le portail de son Ecole, revolver au poing. Ses
adjoints doivent le calmer. En réalité, l'ordre
de repli avait été donné dès 11 h
par le général Pichon. « Mais le colonel
Michon semblait se situer plus dans la logique d'un combat local
« pour l'honneur » que dans celle d'un combat
global en retraite, combat plus vaste et plus long, appelé
à se poursuivre plus longtemps » ( Gilles
Ragache, p. 165 ).
Au matin du vendredi 21 juin, entrent dans la ville déserte
des motocyclistes allemands par le quai Mayaud et des fantassins
par le sommet de l'avenue du Docteur-Peton. Ils sont tous très
nerveux, ils craignent des tireurs embusqués ( tout
comme en 1870 et en 14-18, les troupes allemandes ont constamment
eu la hantise des francs-tireurs, d'où leurs réactions
féroces ). Des camions débarquent des soldats
tout aussi hargneux ; ils lancent des grenades dans les maisons
suspectes et commencent à piller. Un officier emmène
le procureur Louis Ancelin en side-car à Chinon, car le
général Feldt, le commandant de la 1 ère
Division de cavalerie, le prend pour un membre de la municipalité
et veut des explications sur l'attaque des parlementaires ;
il parle toujours de représailles et se calme quand il
constate qu'il a en face de lui un ancien combattant de 14-18.
Pendant ce temps-là, les Allemands franchissent la
Loire en masse. Les éléments lourds passent par
Port-Boulet. Les troupes légères continuent à
partir de Port-Roux.
Le soldat allemand, auteur de ces deux photos, note au verso : « Franchissement de la Loire en canots pneumatiques le 23/6/40, auprès de Villebernier, Saumur ».
9) Reddition et libération
Les éléments français encore en liaison avec l'état-major sont rassemblés dans le parc du château de Chavigny à Lerné. Après des discussions tendues, le colonel Michon, les derniers blindés du groupe franc et une cinquantaine de side-cars partent vers le sud en convoi et se faufilent entre les éclaireurs allemands. Faute de moyen de transport, les autres restent sur place. Un Feldwebel, un adjudant, et quelques hommes en prennent le contrôle, mais les officiers de l'Ecole tiennent à un rituel. Devant un capitaine allemand, ils déposent les armes, ils font l'appel et organisent un défilé. Les Allemands font marcher les prisonniers dans les environs, sans trop savoir quoi en faire et sans les nourrir. Finalement, ils sont ramenés à l'Ecole de cavalerie, transformée en camp de prisonniers. Et le 4 juillet, ils peuvent repartir en convoi vers la ligne de démarcation et rejoindre, libres, l'Ecole, qui se recompose à Nohic, auprès de Montauban. Ce dernier épisode a reçu des explications diverses et assez embrouillées :
?-?-?-?-?-?-?-?-?-? - Les Allemands étaient
plutôt débordés par la masse de leurs prisonniers.
Il est certain qu'à l'exception de quelques esprits clairvoyants,
tout le monde pensait que la guerre n'allait se prolonger que
quelques semaines ; les Allemands n'avaient pas encore mis
au point les transferts massifs vers leur pays de cette énorme
réserve de travailleurs gratuits. Pour l'instant, la surveillance,
exercée par des réservistes, n'est pas bien stricte
et de nombreux captifs parviennent à s'échapper
sans trop de peine. - De simples raisons juridiques constituent de meilleures explications. Les clauses de l'armistice étaient alors peu connues et pas si claires. L'Ecole a déposé les armes le 22 juin, le jour de la signature de cet accord. L'article IV stipulait : « Les formations françaises se trouvant dans les territoires qui doivent être occupés par l'Allemagne devront être ramenées au plus vite dans les territoires qui ne seront pas occupés et doivent être également libérées. Avant de se mettre en route, ces troupes déposeront leurs armes et leur matériel aux lieux mêmes où elles se trouveront au moment de l'entrée en vigueur de cette convention. » La date de cette entrée en vigueur n'était pas connue ; le texte dit seulement qu'elle aura lieu 6 heures après la signature d'un accord avec le gouvernement italien ( soit le 25 juin à 0h35 ). Le tracé de la ligne de démarcation n'est pas encore fixé. Un certain flou règne dans cette zone et à cette époque. De Mollans ( p.154-155 ) cite d'autres cas de libérations comparables. Un régiment de territoriaux, enfermé sur le Chardonnet, est également relâché. - Une autre explication juridique
a été avancée : une école est un lieu de formation et
non une unité opérationnelle. Les EAR n'auraient
donc pas eu le droit de combattre, d'autant plus que les Allemands
les considèrent comme des « cadets »,
des jeunes élèves des écoles préparatoires
militaires ( Saumur avait des cadets bien réels,
une petite unité de formation d'enfants de troupe :
ceux qui avaient moins de 18 ans ont été renvoyés
vers Montauban, ceux qui avaient signé leur engagement
ont été mis en ligne à l'embouchure du Thouet ).
Dire que l'Ecole a combattu par erreur a quelque chose de ridicule,
mais cette explication est une fiction franco-française,
qui a nécessité un vote tardif du Parlement. ?-?-?-?-?-?-?-?-?-? |
En tout cas, les rescapés se regroupent à Nohic ; ils se racontent leurs exploits, ils les racontent à Redier ; ils demandent et obtiennent médailles et citations ( Ferniot rédige lui-même la sienne ).
10) Rebondissement du conflit entre le colonel Michon et la ville
Depuis Nohic, le colonel
Michon porte plainte contre le maire et des personnalités
de la ville, qui s'étaient montrées violemment hostiles
à l'autorité militaire. Il ajoute que des manifestations
regrettables se sont produites à l'égard de sa famille.
En effet, Madame Michon et ses enfants ont quitté Saumur
pendant le bombardement ; le colonel doit reconnaître
qu'en qualité de chef, il leur avait demandé de
rester, mais que le père n'a pas été obéi.
Cependant, aucune manifestation hostile n'a eu lieu.
Dans une lettre à son épouse, un employé
civil de l'Ecole rapportait les propos tenus par Michon devant
son personnel réuni : « Les gens de Saumur
peuvent tous crever... je n'ai jamais admis que le Maire ait demandé
que Saumur soit ville ouverte... c'est moi-même qui ai voulu
défendre Saumur... ce n'est pas pour quelques pots de fleurs
et quelques carreaux cassés qu'il fallait chercher des
histoires à ma femme ». Un ancien employé
de l'Ecole confirme devant le commissaire de police l'exactitude
de ces propos, que le sous-préfet « met sur
le compte de la fatigue et de son mépris avoué pour
l'élément civil de la population » ( A.D.M.L.,
417 W 17 ). Le décès du colonel met fin
aux procédures.
11) Eléments pour un bilan
Le but central du colonel
Michon était de défendre l'honneur de son Ecole,
qui ne pouvait abandonner Saumur sans combattre. Il l'a fait bien
au-delà du nécessaire.
Sur un plan militaire, l'avancée des troupes adverses
a été retardée, avant tout par la rupture
des ponts : les éléments lourds devront faire un
détour par Port-Boulet. La résistance de la petite
troupe du colonel Michon a retardé d'environ 35 heures
la progression vers le sud des unités légères
d'avant-garde. Cela n'a pas changé grand chose aux conditions
de l'armistice. Peut-être quelques prisonniers en moins,
encore qu'à ce moment, les Allemands se préoccupaient
assez peu de faire de nouveaux captifs. Traditionnellement, les
lignes d'armistice correspondent aux zone occupées par
les belligérants. Le 22 juin, l'armée allemande
atteint Angoulême et la première Division de cavalerie
arrive à Royan. Cela n'a nullement empêché
Hitler d'aller bien au delà, de s'emparer de Bordeaux et
d'une bande côtière atteignant la frontière
espagnole...
Sur le plan humain, on peut donner un bilan précis
grâce aux relevés des tombes opéré
par le Souvenir français en novembre 1943 ( A.D.M.L.,
97 W 66 ). Sur l'ensemble du secteur, les troupes
françaises ont eu 50 morts. Si l'on s'en tient à
la seule zone de Saumur et Dampierre, on compte 32 tués,
11 de l'Ecole de Saint-Maixent, 9 EAR de cavalerie, 9 combattants
du 1 er groupe franc, 1 EAR du train, 1 tirailleur nord-africain
et 1 artilleur. Le plus gradé est lieutenant et la plupart
n'ont guère que 20 ans.
Dans le camp allemand, pour la journée du 20 juin,
la 1 ère Division de cavalerie compte 18 tués,
dont 7 sapeurs du génie ( commandant Even ).
Quelques uns d'entre eux sont morts à Montsoreau ou à
Port-Boulet. On peut évaluer ses pertes saumuroises à
une douzaine d'hommes.
Un nombre important d'autres soldats français a été
enterré à Saumur du 18 au 25 juin, ce sont des blessés
décédés à l'hôpital et au collège
de Jeunes Filles. Il n'y a pas lieu de les compter parmi les pertes
des combats de la Loire.
A l'inverse, pour un bilan complet, il faudra prendre en
compte les victimes civiles, que nous allons étudier au
dossier suivant, qui présente
un autre aspect des combats.