Par une instruction du 6 décembre 1946, Edouard Depreux, ministre de l'Intérieur, ordonnait la destruction des documents fondés sur une discrimination et portant notamment la qualité de juif. Le sous-préfet Capifali répond le 23 décembre : « rien ne subsiste à la sous-préfecture de Saumur en ce qui concerne les documents cités en référence ». Par bonheur, c'était faux ; une dizaine de listes ont survécu, sans lesquelles nous n'aurions pas pu rédiger ce dossier. L'instruction semble avoir été appliquée à la mairie de Saumur, où rien n'est resté sur les mesures antijuives. Les sentiments généreux et l'histoire ne font pas toujours bon ménage. D'ailleurs, comprenant sa bévue, Depreux a partiellement annulé son texte le 31 janvier 1947.
Références essentielles
- Alain Jacobzone, L'éradication
tranquille. Le destin des Juifs en Anjou ( 1940-1944 ),
Ivan Davy, 2002 ;
- Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la Déportation
des Juifs de France, Klarsfeld, 1978 ( B.M.A., C 16 299 ) ;
- Raul Hilberg, La destruction des Juifs d'Europe, 3 vol.,
Folio Histoire, 2006.
- Site de Franck Marché.
et Franck Marché, Les Juifs du Saumurois, 1939-1944.
Un Occupant nazi et une Administration française efficaces,
décembre 2012.
- Limore Yagil, Le sauvetage des Juifs - Indre-et-Loire, Maine-et-Loire,
Sarthe, Mayenne et Loire-Inférieure, 1940-1944, Geste
éditions, 2014. Cet auteur, « habilité à
diriger des recherches par l'Université Paris-Sorbonne »,
n'apporte rien de neuf sur Saumur ( p. 156-160 ), recopie,
sans le dire, des passages du site Saumur-jadis et n'apporte aucune
explication sur les sauvetages de Juifs.
1) L'asphyxie économique
Une approche chronologique peut seule rendre compte des mécanismes progressifs et implacables qui sont mis en route. En octobre 1940, le recensement et le statut des Juifs constituent des actes déterminants qui ouvrent la voie à une cascade de vexations. Ces dernières sont tellement nombreuses qu'on n'évoquera pas celles qui n'ont eu aucune conséquence locale, par exemple, la loi française du 17 juillet 1940, qui chasse de la fonction publique ceux qui ne sont pas nés d'un père français.
Une série de brimades
vise à enlever toute puissance économique aux Juifs
et à les ruiner. En octobre-novembre 1940, leurs établissements
sont signalés par une affichette jaune ; les autorités
saumuroises n'en trouvent que trois ( A.D.M.L., 97 W 39 ).
Instruit par les précédents allemands, le Feldkommandant
Kloss écrit au préfet de Maine-et-Loire le 25 octobre :
« A la suite de la désignation des magasins
juifs, il est possible que la population française se livre
à des voies de fait contre ces magasins. Par tous les moyens,
il convient d'empêcher de telles manifestations »
( A.D.M.L., 98 W 15 ). Un bel exemple d'hypocrisie !
En décembre, les Roubakowitch doivent faire gérer
leur magasin par un catholique. Ensuite, la loi française
du 22 juillet 1941 organise l'aryanisation de tous les biens juifs.
Les prises supplémentaires ne sont pas bien lourdes. Le
magasin " A Jean Bart " situé 27 rue
Saint-Jean et appartenant à un israélite d'Angers
est exproprié. Le magasin de maroquinerie, " la
Maison bleue ", également rue Saint-Jean, tenu
par les Plotchenko et les Kluger, est mis en gérance. La
villa " les Rosières ", 46 avenue du
Docteur-Peton, doit être proposée aux enchères,
mais l'opération est suspendue, car l'un des copropriétaires,
Léon Dreyfuss, est prisonnier en Allemagne ; cependant,
quand la Police des Questions juives, qui a une antenne à
Angers, apprend que le reste de la famille s'est enfuie clandestinement
le 20 août 1942, la maison est mise en vente ( A.D.M.L.,
18 W 82 ). Une enquête est menée au
sujet du " Palais du Vêtement ", 28
rue d'Orléans ; elle conclut que par suite d'une cession
de capital, la société " le Vêtement
moderne " ne peut plus être classée comme
entreprise juive. Deux autres familles qui se sont enfuies ont
laissé quelques meubles, qui sont liquidés. La banque
Asch ne possédait que son mobilier de bureau ; Maître
Leuret, le commissaire-priseur, qui lui succède au n° 2
de la rue Dupetit-Thouars, le vend aux enchères le 10 avril
1943 pour un montant de 5 470 F ( A.D.M.L., 303 W 295 ).
Quant au domaine de Sainte-Radegonde, il est placé sous
séquestre sans être vendu. Toutes ces opérations
complexes n'intéressent pas les Allemands ; elles
sont menées par les seules autorités françaises
avec minutie et, comme on le constate, avec de faibles résultats.
En même temps, une cascade d'exclusions professionnelles interdisent aux Juifs les professions libérales et finalement tous les métiers les mettant en contact avec le public. Les derniers israélites de Saumur qui travaillent encore cessent leur activité. On le constate à un niveau modeste : la jeune polonaise Anna Rosenbach, 20 ans, ayant voulu travailler comme interprète à la mairie, avait été refusée en tant que juive ; elle trouve un emploi de couturière payé 120 F par semaine ( environ 60 de nos euros ), mais elle est congédiée en 1941, alors que cette activité n'est pas interdite par la législation et que ce renvoi pourrait être une marque d'antisémitisme ; quand elle renouvelle sa carte d'identité en juin 1941, elle est dispensée du paiement du timbre comme indigente ( A.D.M.L., 120 W 63 ). A cette époque, la plupart des Juifs restant à Saumur semblent, comme elle, réduits à la misère ( les familles les plus aisées ayant quitté la ville en premier ). Je ne trouve plus qu'un seul actif dans la ville de Saumur : Fritz Rotschild, de nationalité suisse, qui depuis le séquestre du domaine de Sainte-Radegonde, travaille, en avril 1942, chez un cordonnier de la rue du Portail-Louis.
2) Un statut de plus en plus discriminant
En même temps qu'il
boycotte économiquement les Juifs, le gouvernement de Vichy
durcit le statut juridique d'octobre 40. Il annule en particulier
les naturalisations prononcées dans l'Entre-deux-guerres.
Le docteur Daniel Rabitz, qui avait servi comme médecin
militaire à l'Ecole de cavalerie et qui avait quitté
Bagneux pour Brézé, perd la nationalité française
et est menacé dans l'exercice de sa profession, dans laquelle
il n'est toléré que par autorisations de deux mois
renouvelables ( A.D.M.L., 97 W 80 - nous en
avons déjà parlé à propos du sous-préfet
Milliat ). Dans la mesure où l'on parvient à
s'y retrouver dans les recensements successifs, on constate que
les naturalisés reprennent leur ancienne nationalité
et que les enfants nés sur le sol français se voient
attribuer la citoyenneté de leurs parents. Toutes les règles
du droit français sont bafouées.
Autre violation des principes républicains et laïques :
le nouveau statut du 2 juin 1941 met en avant un critère
religieux. Désormais est regardé comme Juif « celui
ou celle qui appartient à la religion juive, ou y appartenait
le 25 juin 1940, et qui est issu de deux grands-parents de race
juive. La non-appartenance à la religion juive est établie
par la preuve de l'adhésion à l'une des autres confessions
reconnues par l'Etat avant la loi du 9 décembre 1905 ».
Ce texte filandreux pose le principe que nul n'a le droit de ne
pas avoir de religion et qu'il va falloir produire des certificats
de baptême pour ne pas être considéré
comme juif. En conséquence de ce statut beaucoup plus restrictif,
un nouveau recensement est opéré : celui de
la seule commune de Saumur, du 29 juillet 1941, énumère
41 noms ( contre 77 en octobre précédent ;
nous expliquerons plus bas cette chute ).
Dans
la série des prohibitions, la mieux documentée concerne
l'interdiction de « détenir des postes récepteurs
de TSF », prise par une ordonnance allemande du 13
août 1941, sous le prétexte que les israélites
écoutent des radios étrangères ( A.D.M.L.,
12 W 44 ). A Saumur, les postes doivent être
remis au commissariat ; le 29 septembre , Eprinchard en envoie
six à la préfecture. Les résultats sont aussi
minces dans tout le département, ce qui constitue une nouvelle
preuve du modeste revenu de la population restante. Le Feldkommandant,
qui compte prêter ces postes à ses officiers, soupçonne
les maires d'avoir manqué de zèle et se fait menaçant.
A Saumur, un septième poste est récupéré :
Gaston Marché, Français de race aryenne, remet une
radio de marque Oradyne qui lui a été confiée
par son beau-père Roubakowitch, Juif de nationalité
russe, actuellement interné dans un camp. Plus tard, la
possession du téléphone sera de même interdite :
personne n'était dans ce cas à Saumur.
Une autre mesure discriminatoire, d'origine allemande, nettement
plus contraignante et plus policière, était annoncée
en bonne place dans le Petit Courrier du 20 mars 1942 accompagnée
de la menace du camp de concentration :
3) Premières arrestations
En septembre 1941, la
police française arrête Salomon Eilstein, né
à Varsovie en 1901, classé parmi les apatrides,
installé en famille à Saint-Lambert-des-Levées
avec les réfugiés de la région parisienne
et touchant l'allocation de 12 F par jour versée aux évacués.
Il fait partie de ces Juifs et de ces étrangers « en
surnombre dans l'économie nationale », qui,
selon la circulaire française du 28 avril 1941, peuvent
être envoyés dans un camp de travail par décision
discrétionnaire du préfet. Sans doute est-il expédié
sur un chantier semblable à celui de Beauregard, dans la
forêt du Puggle, à Clefs, vivant en semi-liberté,
mais contrôlé par la gendarmerie ( Franck Marché-Roubakowitch,
Clefs, un chantier forestier. Maine-et-Loire. 1942-1943,
Angers, 2008 ). On le retrouve dans le camp de concentration
de Beaune-la-Rolande, où les Allemands s'en emparent et
l'envoient vers un camp d'extermination par le convoi n° 5,
parti le 28 juin 1942. Il est le premier déporté
racial de l'agglomération saumuroise.
Néhémia
Roubakowitch est appréhendé par la Feldgendarmerie
le 24 juin 1941 ( A.D.M.L., 120 W 63 ). Cette dernière
n'indique jamais le motif de ses arrestations ; la police
de Saumur, qui s'efforce d'établir une fiche sur chaque
cas, suppose que la raison est raciale ; en réalité,
n'oublions pas que l'opération Barbarossa a été
lancée deux jours plus tôt, que cette famille est
étiquetée comme russe et que tous les états
ont l'habitude d'enfermer les ressortissants des pays ennemis.
C'est là l'explication la plus probable et c'est celle
que donne son épouse. Il est enfermé au camp de
Royallieu à Compiègne, qui n'est pas un camp de
travail. Dans une lettre au préfet élégamment
écrite par une main extérieure, son épouse
dit qu'il y est malade des yeux et du foie, et elle demande sa
libération ou au moins son transfert à l'hôpital
du Val de Grâce. Le préfet lui répond que
son mari, ayant été interné par les autorités
allemandes directement et sans avis de son administration, elle
doit adresser sa requête à la Kreiskommandantur.
Son beau-frère, Ill Leib Berman est de même enfermé
à Royallieu. De là, ils sont transférés
à Drancy, puis ils disparaissent à Auschwitz.
Eta Roubakowitch et ses deux filles cadettes sont également
arrêtées un peu plus tard et enfermées au
camp de Romainville ; elles rentrent à Saumur le 5 mars
1942, où elles sont sans ressources, aux dires du sous-préfet.
Les six arrestations précédentes, dans leur
motivation première, ne sont pas directement imputables
à l'antisémitisme. Nous avons l'air d'ergoter, mais
il faut bien rendre compte de l'extrême complexité
des situations. Nous sommes en 1941 et la persécution n'en
est qu'à ses prodromes, jusqu'alors bien plus menée
par le régime de Vichy que par les occupants.
A cette étape, nous aimerions savoir ce qu'en pense la masse des Saumurois. Mieux vaut se méfier des souvenirs recomposés et mal datés. Faute de rapports de synthèse, nous constatons seulement qu'il n'y a pas d'indices d'un antisémitisme virulent et généralisé, seulement des refus d'embauche et des attaques de quelques commerçants jaloux contre des concurrents. Les partis de la collaboration s'en prennent bien plus aux francs-maçons qu'aux Juifs. En vérité, la petite communauté israélite est englobée dans la masse plus nombreuse des étrangers et des réfugiés restés sur place. Des signes de xénophobie sont perceptibles ; on trouve aussi que les réfugiés qui touchent une allocation, même minime, s'incrustent un peu trop, qu'ils occupent des logements qu'on louait beaucoup plus cher aux militaires. Dans ce climat renforcé par les attaques du gouvernement, de la presse locale et des partis de la collaboration, on peut estimer que l'opinion oscille entre une sourde hostilité et une complète indifférence. La municipalité ne s'en préoccupe guère ; elle néglige de rebaptiser la rue Juive, tout comme celle de Saint-Lambert-des-Levées, alors que la commune de Villebernier le fait.
4) Premières vagues de départs
Beaucoup de Juifs réfugiés à Saumur ont pris conscience des menaces et ont recherché en zone libre des cieux plus cléments. Tous sont de nationalité française et appartiennent aux milieux les plus favorisés, disposant sans doute de relations. Certains partent avec des papiers en règle, les Schmidt et les Klauber pour Le Puy, les Weyl pour Lyon. D'autres disparaissent sans laisser d'adresse et ont sans doute passé clandestinement la ligne de démarcation, les Lévy, Caroline Gougenheim et Alexandre Asch, les Zivy-Metzger installés à Bagneux ; au total, 26 personnes clairement identifiées quittent l'agglomération saumuroise avant l'été 42. C'est le sauve-qui-peut et le chacun pour soi. Ajoutons-y deux décès, six arrestations et quelques disparitions pas toujours documentées, on comprend ainsi la chute spectaculaire du nombre des Juifs de l'ensemble saumurois. Nous perdons la trace de ces personnes ; qu'elles aient eu une chance de survie supérieure à celles qui sont restées sur place est incontestable, mais nullement certain pour tous ; en tout cas, nous ne les trouvons pas parmi les victimes du génocide sur les bases de données mises en ligne sur Internet.
5) A la recherche de Juifs clandestins
Les services allemands
et la 3ème division du 1er bureau de la préfecture
mettent une ardeur égale à rechercher des Juifs
non déclarés. Le bureau des réquisitions
de la Mairie avait engagé un jeune homme qui lui servait
d'interprète et aménageait les cantonnements pour
les troupes d'occupation. Le commandant Agnus se déclare
très satisfait de ses services, pas les bureaucrates allemands,
qui brusquement refusent de le voir, car, selon eux, sa mère
est juive. Une longue enquête s'ensuit. L'intéressée
déclare qu'elle est mariée à un catholique,
que ses parents n'avaient pas de religion et qu'elle ignore tout
de celle de ses grands-parents alsaciens, ce qui ne convainc pas
du tout le sous-préfet. Elle assiste ostensiblement à
la messe et cherche à réunir des preuves, mais le
courrier fonctionne très mal avec l'Alsace. Elle gagne
du temps et disparaît de Saumur avec son fils.
La police enquête aussi sur la religion de Georges
Schnerb, le propriétaire de l'hôtel Budan, qui s'est
réfugié chez son frère à Pau. Ses
collègues hôteliers répondent qu'ils ignorent
tout sur ce point, mais le gérant du Café de la
Ville demande que l'affichette " Entreprise juive "
soit affichée sur le bar du Budan.
Dans leurs enquêtes inquisitoriales, les bureaucrates
français découvrent deux enfants qui tombent sous
le coup du nouveau statut du 2 juin 1941, car ils ont deux grands-parents
juifs et sont considérés comme appartenant à
la religion juive. Leurs parents ont pu obtenir des certificats
de baptême datés du 4 mai 1941, mais ces actes ne
sont pas reconnus comme valables, puisqu'ils sont postérieurs
à l'armistice. C'est ainsi que le 22 août 1942 le
préfet ordonne au sous-préfet d'inscrire les deux
enfants Marché sur la liste des israélites, ce qui
est fait ( A.D.M.L., 7 W 1 ).
Un autre nom est ajouté plus tard : Savinien
Schermann, jeune médecin résidant à La Rochelle,
est contraint de partir dans le cadre des mesures interdisant
la zone côtière aux étrangers et aux Juifs ;
il vient s'installer régulièrement à la Tour
de Ménives le 15 janvier 1943.
Etape décisive
dans la stigmatisation des Juifs et dans le processus d'élimination,
l'obligation du port de l'étoile jaune, " l'insigne
des Juifs " dans le langage officiel, est une opération
longuement préparée. Elle est précédée
par une mise à jour des listes, qui regroupent alors 43
Juifs dans la commune de Saumur et 4 dans les communes associées.
Les Allemands ont décidé seuls cette opération,
mais ils entendent que l'administration française s'y implique
pleinement. Chaque Juif de plus de 6 ans devra porter l'étoile
à partir du 6 juin 1942 ; il en recevra trois exemplaires
contre un point textile ; l'étoile devra être
cousue. Le commissaire Eprinchard, chargé de l'opération
pour tout l'arrondissement reçoit 270 insignes, donc pour
90 personnes ; ses services s'embrouillent dans leur distribution,
car il y a eu un contrordre : les Allemands, ex-Autrichiens et
Suisses, d'abord dispensés, doivent finalement porter l'étoile.
Il devrait logiquement en manquer ; or, à la fin, il lui
en reste neuf sur les bras. Des Juifs ont disparu à la
dernière minute ; deux femmes de Saumur s'étaient
rendues illégalement voir leur famille à Paris,
ce qui leur avait coûté cinq jours de prison, et
elles sont venues percevoir l'insigne avec trois jours de retard.
Harcelé par le 3ème bureau de la 1ère division,
le commissaire fournit des explications incompréhensibles.
Cette affaire de l'étoile, on le voit, prend de vastes
dimensions, d'autant plus que les Juifs, jusqu'ici bien soumis,
se regimbent pour la première fois. Le 8 juin 1942, Daniel
Pélisson, un des chefs locaux de la collaboration, écrit
au sous-préfet pour dénoncer l'ex-rabbin Lévy-Strauss,
qui porterait au-dessous de son étoile une brochette de
médailles ; il ajoute : « Nous ne
pensons pas qu'il les ait jamais gagnées. Cet étalage
ne peut que nuire à la politique du président Laval
et du maréchal Pétain ». Il conclut par
des menaces : « si rien n'était fait contre
ce Strauss, je ne serais pas maître d'empêcher la
juste indignation d'honnêtes gens de se manifester autrement
que par des mots » ( A.D.M.L., 97 W 26 ).
A la suite d'une enquête, le commissaire Eprinchard
répond qu'il a pu vérifier quelques unes des cartes
de l'ex-rabbin, qui a perdu une partie de ses citations dans l'exode.
« Il m'a déclaré qu'il n'avait porté
ses décorations pendantes que le 7 juin, premier jour du
port obligatoire de l'Etoile juive et cela uniquement pour " marquer
le coup " ». Lévy-Strauss est également
allé se faire photographier dans un studio de Saumur, porteur
de l'étoile et de ses décorations. Franck Marché
en publie un intéressant cliché.
Dès le 9 juin, R. Milliat, goguenard, répond
à Pélisson qu'aucun texte jusqu'à présent
n'interdit le port de décorations. En cette affaire, le
commissaire et le sous-préfet se rangent nettement du côté
du rabbin, peut-être gênés par cette affaire
d'étoile ; il faut surtout ajouter qu'ils détestent
Pélisson, personnage intrigant qui veut régenter
la ville à leur place...
Une autre protestation est rapportée. Dans le Bulletin
des Anciens Elèves du Collège des Récollets,
n° 6, avril 1989, Marcel Pourrin raconte : « Un
jour d'octobre 1942, nous voyons arriver le jeune Einstein, élève
de la classe de 3 ième avec une étoile jaune
au revers de son veston... Ses camarades ne font aucune remarque,
aucun commentaire, mais la tristesse se lit sur leur visage ».
A la sortie de midi, ils vont acheter des journaux reproduisant
grandeur nature l'insigne des Juifs. « Deux heures
sonnent. Personne devant la salle de 3 ième, mais
tout à coup, le portail s'ouvre et tous les élèves
de la classe, le visage rayonnant, entrent, arborant sur leur
poitrine la fameuse étoile jaune que les juifs devaient
obligatoirement porter ». Gilbert Victor, présent
dans la classe, confirme le fait, qui s'est donc sûrement
produit. Cependant, la mémoire de l'aimable Monsieur Pourrin
était défaillante sur quelques détails :
l'élève en cause était Théodore Eilstein,
habitant Saint-Lambert-des-Levées ; la manifestation
a eu lieu en juin, après l'imposition de l'étoile
jaune, car le jeune garçon a été arrêté
dans les rafles du 15-16 juillet. Ses camarades n'ont d'ailleurs
pas fait le rapprochement entre sa disparition et la déportation
des Juifs.
Michelle Audouin-Le Marec ( p. 136 ) rapporte
l'épisode suivant, d'après les souvenirs de Claude
Bloch : « Le jeudi 4 juin se déroule en
ville la traditionnelle procession de la Fête-Dieu. Sous
le dais, un prêtre revêtu de ses ornements d'apparat.
Sur le trottoir, un rabbin, Henri Lévy, ancien aumônier
de l'Armée d'Orient, qui arbore sa Légion d'honneur
et sa Croix de Guerre au-dessus de son étoile. Le prêtre
s'arrête et, derrière lui, la foule des fidèles.
Il s'approche du rabbin et lui étreint longuement la main
avant de continuer la procession ». Il convient de
toujours contrôler ces récits d'histoire orale, surtout
quand ils n'ont pas été vécus directement
par le narrateur. La date est partiellement erronée, puisque
le rabbin n'a porté l'étoile et ses décorations
que le dimanche 7 juin. Toutefois, la procession est toujours
repoussée au dimanche suivant, en l'occurrence le 7 juin,
ce qui rend crédible le récit pour ce jour. A l'inverse,
arrêter ainsi une procession devant un nombreux public afin
de saluer solennellement un Juif constituait un acte d'une rare
insolence. Nous verrons plus loin que beaucoup de membres du clergé
ont participé à la Résistance. Ce n'est donc
pas cet acte de courage qui nous rend perplexe, mais le fait qu'il
n'ait laissé aucune trace dans les archives, alors que
de nombreux incidents mineurs font l'objet d'un rapport. Et j'ai
à peu près tout lu. En outre, les décorations
étaient accrochées au-dessous de l'étoile
jaune.
7) La rafle du 15 et 16 juillet 1942
Beaucoup de Juifs n'ont
pas porté longtemps l'étoile jaune. La vaste rafle,
lancée à Paris et baptisée " Vent
printanier " par les nazis et " rafle du Vel
d'Hiv " par les Français, se déroule à
partir de la veille en Anjou, dans la soirée du 15 juillet
et à l'aube du 16. Alain Jacobzone ( p. 90-91 et 93 )
retrace les conditions assez complexes de sa préparation
et finalement de sa réalisation dans les temps et avec
les résultats prévus. Nous connaissons l'opération
par les rapports du commissariat de Saumur, qui en permanence
s'efforce de rendre compte de toutes les arrestations opérées
( A.D.M.L., 97 W 39 ). Au cours de la nuit, la
Feldgendarmerie arrête dans Saumur, 12 Juifs, 5 étrangers
et 7 autres qui avaient la nationalité française
en 1940. Dans les communes associées, elle arrête
également la jeune Jany Schwab, nurse à Dampierre,
et, à Saint-Lambert, les deux membres restants de la famille
Eilstein. D'après le commissaire Eprinchard, cinq autres
personnes figuraient sur la liste : Claude Bloch, dont la
famille avait déménagé depuis la banque Asch
au 5 de la rue Bizard et qui, sentant venir le danger, s'était
enfui à bicyclette quelques jours plus tôt vers la
ligne de démarcation ; Madame Sichel et sa fillette
- en réalité un garçon - qui ont abandonné
Saumur depuis longtemps ( une erreur manifeste dans les listes ) ;
Jeanne Kahn, 24 rue de Lorraine, et sa fille Marlyse, toutes deux
nées en France, que la police n'a pas trouvées chez
elles, mais qui ont été déportées
dans le convoi n° 8. D'après Franck Marché,
elles ont été arrêtées sur la ligne
de démarcation et ramenées à Angers avec
les Juifs de Touraine. Au total donc, 17 arrestations, 10 femmes
adultes, 1 homme, 6 jeunes gens de 15-20 ans et aucun enfant.
La liste a certainement été établie
par les services allemands, sans consultation des autorités
françaises ; on n'est guère surpris de voir
raflés en totalité les derniers étrangers
présents, ou des Juifs considérés comme tels,
mais le nombre élevé d'israélites français
est surprenant et beaucoup plus élevé en Maine-et-Loire
qu'ailleurs. Le gouvernement de Vichy s'opposait en principe à
leur arrestation et reconnaissait en outre des privilèges
aux anciens combattants de 14-18 ; or, le rabbin Lévy
est englobé dans la rafle. Les israélites de souche
française pensaient, eux aussi, qu'ils étaient protégés
contre le pire ; le 31 juillet 42, Dora Modzewecki, sténo-dactylo
résidant alors à Paris et non englobée dans
la rafle du Vel d'Hiv, écrit au sous-préfet pour
savoir où sont sa mère et sa soeur, dont elle ne
comprend pas l'arrestation à Saumur, « les autorités
occupantes ayant stipulé dans leur ordonnance que cela
ne concernait qu'une catégorie d'étrangers »
( A.D.M.L., 303 W 293 ). Elle écrit à
nouveau en octobre 45, n'imaginant pas le pire. Les milieux juifs
sont donc divisés et guère solidaires entre eux.
Pour la confection des listes, l'arbitraire le plus complet a
régné, le S.D. d'Angers ayant des quotas à
remplir et faisant du zèle.
Les arrestations se sont
déroulées sans éclat et sans incident notable.
Tout est fait pour dédramatiser la situation. La fiche
remise à la police précise que chaque personne doit
se munir de vêtements de rechange, d'une paire de chaussures
pour le travail, de deux paires de draps, de deux couvertures
et de cinq jours de ravitaillement. Tout donne à penser
aux victimes qu'on les emmène vers un camp de travail dans
l'Est. René Marnot, alors journaliste à Saumur,
raconte l'arrestation de la famille Lévy-Strauss, 16 rue
Etienne-Bougouin ( p. 119-120 ) :
« Le Rabbin demande quelques instants pour préparer
des affaires personnelles, puis il prend dans un placard une bouteille
de porto.
- C'est la dernière. Il ne faut pas la perdre.
Sa femme sort des verres pour la famille et pour les deux
gendarmes français. Le Rabbin sert tout le monde, sauf
les Allemands. Comme il reste un fond dans la bouteille, il la
jette par la fenêtre sous les regards courroucés
des feldgendarmes.
- Maintenant, nous vous suivons ! »
Marnot n'a pu recueillir ce récit que de la bouche
d'un policier français présent ( nous reviendrons
sur ce point ).
Les personnes arrêtées sont conduites dans l'Ecole de cavalerie, je suppose dans un des baraquements installés sur le Chardonnet. Elles y retrouvent les nombreuses personnes arrêtées dans tout l'arrondissement ; le groupement était de l'ordre de 54 personnes, selon le commissaire de police. Ces dernières sont conduites en camion vers le grand séminaire, rue Bara, à Angers. Le 20 juillet, elles sont transportées en autobus vers le quai militaire de la gare, où elles participent à la formation du convoi n° 8, comprenant 824 personnes, entassées dans des wagons à bestiaux, hommes et femmes séparés. Trois jours plus tard, le convoi arrive à Auschwitz, où une première sélection est opérée. Au final, selon les évaluations de Klarsfeld, seules 15 personnes de ce convoi survivront, aucun Saumurois parmi elles.
8) La participation de la police et de la gendarmerie françaises
« Huit agents
de mes services ont été requis pour cette opération.
Deux ont accompagné les convois à Angers »
( A.D.M.L., 97 W 39 ), note sur un ton neutre
le commissaire de police Eprinchard, qui prend soin de préciser
qu'ils sont réquisitionnés, sans doute pour fournir
quatre groupes de deux agents, qui accompagnent les gendarmes
allemands. Dans son rapport mensuel, le commissaire présente
l'affaire comme une minuscule opération : « Le
15 juillet au soir, les agents de police, requis par les autorités
d'Occupation, ont accompagné les militaires de la Feldgendarmerie
pour procéder à une opération au cours de
laquelle certains Juifs ont été arrêtés »
( A.D.M.L., 98 W 8 ). A propos de l'arrestation
de la famille Meier à Sainte-Radegonde, Vacquier, secrétaire
en chef de la sous-préfecture de Saumur, note le 26 octobre
1942 : « Un détachement de gendarmerie
française, mis sur pied le 15 juillet à 16 h 50
par message téléphoné, a prêté
main forte des personnes arrêtées, sans s'imiscer
dans les détails de l'arrestation » ( sic,
A.D.M.L., 303 W 293 ). Manifestement gêné
par l'opération, le fonctionnaire précise bien que
les gendarmes français ont été réquisitionnés
en dernière heure, sans que les autorités locales
soient prévenues à l'avance, et qu'ils n'ont joué
qu'un rôle de soutien. Il confirme tout de même la
participation de gendarmes. Il ne semble pas que les policiers
français aient quelque part opéré seuls,
comme ce fut le cas à Paris.
La brigade de Saumur de la Feldgendarmerie était
bien capable d'arrêter par elle-même 54 personnes
inoffensives. Elle ne fait jamais appel aux troupes allemandes
régulières et il n'y a pas encore de troupes SS
à Saumur. Les policiers et les gendarmes français
ont pu servir de guides pour trouver les habitations ; leur
présence a surtout rassuré les victimes en apportant
la caution de l'Etat français. Le gouvernement de Vichy,
même s'il n'approuve pas toutes les modalités, est
entraîné par les forces qu'il a contribué
à déchaîner.
9) Qu'en pensent les habitants ?
De nombreuses arrestations,
quasi quotidiennes et pour toutes sortes de motifs, avaient déjà
été opérées à Saumur, mais
on n'avait pas encore atteint le total de 17. Bien que la presse
n'en souffle mot, l'ampleur de la rafle a sûrement été
vite connue, même si la population n'a pas vu grand chose.
Aucun document local d'époque n'apporte d'écho direct
sur la réaction des habitants. Les rapports du sous-préfet
sur l'état d'esprit de la population datent de février
et mars 1942, puis de novembre ( A.D.M.L., 97 W 3 ).
Tous déclarent que l'opinion est avant tout préoccupée
par les problèmes du ravitaillement.
Reportons-nous sur les documents concernant l'ensemble du
département. Le port de l'étoile jaune, puis les
arrestations ont paru aller trop loin et ont choqué des
gens qui s'accommodaient des brimades antérieures. Alain
Jacobzone ( p. 110-114 ) cite de nombreuses réactions :
« beaucoup de personnes ne cachent pas aujourd'hui
leur commisération pour les victimes, qui prennent figure
de persécutés », ou bien : « Il
est à craindre que ne soit créé un courant
de pitié en faveur de la race juive, considérée
comme martyre, même par des personnes approuvant entièrement
les mesures de sauvegarde édictées par le gouvernement
français, notamment en ce qui concerne l'accès aux
fonctions publiques ». Il y a tout lieu de penser que
ces rapports correspondent aux sentiments de la masse des Saumurois.
Dans leur synthèse départementale de janvier
1943 ( A.D.M.L., 140 W 56 ), les Renseignements
généraux rappellent les sentiments xénophobes
des Angevins « même pour des personnes de nationalité
française originaires d'autres régions » ;
quant aux Juifs, « lorsqu'ils furent arrêtés,
l'opinion publique s'en émue [sic] et beaucoup de
personnes eurent de la compassion pour eux. Cependant, avec le
temps, cet état d'esprit s'amenuise ». Il y
avait tellement d'arrestations et de gens envoyés en camp
de concentration ! Les milieux résistants, encore
inorganisés, ne se préoccupent pas particulièrement
du sort des Juifs. Tout le monde ignorait alors la spécificité
des convois partant vers Auschwitz. Ce dernier point est tout
à fait certain.
10) Une seconde vague de départs clandestins
Cette fois, les familles juives de souche alsacienne et lorraine, qui croyaient avoir atteint le summum des vexations, ont compris qu'elles n'étaient nullement à l'abri de mesures plus radicales. Une importante vague de départs clandestins se produit à l'été 42 ; Marcel Bloch, revenu à Saumur, s'enfuit à bicyclette aux environs du 14 juillet ; les Grunberg, habitant rue du Parc-Becquart, disparaissent en juillet ; les Plotchenko-Kluger, 8 place de la République, en juillet également ; des familles encore recensées le 3 août sont rayées sur les listes suivantes : les Dreyfuss-Berg quittent la ville vers le 20 août, en laissant des objets dans un garde-meuble ; les Kahn, de la rue du Docteur-Bouchard, en août ; Madame Berman et son fils partent au début de septembre, après avoir payé leur loyer jusqu'à la fin de l'année. Anna Marché, après s'être déclarée enceinte, se réfugie avec son mari à Lyon, après avoir caché ses enfants chez leur grand-mère paternelle. Dans son rapport d'activité pour le mois d'août, le commissaire de police note seulement : « Plusieurs juifs ont quitté clandestinement la ville et ont été signalés » ( 97 W 16 ). Devant ces départs, les Strauss, demeurant 4 rue de Bordeaux, sont astreints à un pointage journalier au commissariat ; ils se présentent pour la dernière fois le 4 septembre 42 et disparaissent ; la Feldgendarmerie en est avisée. Au total, s'enfuient 27 personnes ( ou environ, car les listes sont imparfaites ). Ces départs qu'on peut qualifier de massifs ont tous été clandestins et ont vraisemblablement emprunté des filières pour traverser la ligne de démarcation, mais, sur ce point, on ne dispose que de souvenirs imprécis. N'en déplaise à Limore Yagil, il n'y a pas à Saumur de trace de groupes organisés travaillant au sauvetage des Juifs.
11) De nouvelles arrestations sporadiques
Il ne reste plus guère
de gibier pour le S.D., qui prépare un nouveau convoi pour
le 9 octobre 1942. Il fait à cette époque arrêter
trois personnes isolées et relativement âgées,
qui n'ont pas voulu ou pas pu partir à l'aventure ( on
dispose de peu de renseignements sur les arrestations d'octobre ).
Ainsi, deux autres Juifs saumurois disparaissent dans de nouveaux
convois.
La machine à tuer se grippe en 1943 ; une liste
établie le 13 mai est incohérente ; les deux
derniers Juifs vivant dans l'agglomération sont l'objet
d'une enquête auprès du directeur départemental
des PTT, qui vérifie s'ils n'ont pas d'abonnement téléphonique
et, comme ils ont plus de 18 ans, ils doivent payer une taxation
forfaitaire de 120 F par an. Ils ne sont pas pour autant oubliés.
Le 22 février 1944, Madeleine Mabileau et Savinien Schermann,
habitant tous les deux à Saint-Hilaire-Saint-Florent, sont
arrêtés pour motif racial ; ils sont internés
et travaillent tous deux à l'hôpital Rothschild jusqu'à
la Libération.
L'heure est venue de dresser
un bilan chiffré, qui présente une légère
marge d'incertitude en raison de quelques imprécisions
dans les listes. En rappelant aussi que les nombreux Juifs qui
ont quitté furtivement la ville en 1941 et à l'été
1942 n'ont pas à coup sûr survécu au génocide.
Nous les avons recherchés sur les bases Internet " Mémorial
de la Shoah " et " Les morts dans les camps ",
nous n'en avons trouvé aucun, étant rappelé
que ces listes ne sont pas complètes. Nous ne retenons
que ceux qui vivaient à Saumur et qui ont disparu dans
un camp d'extermination ou de concentration. Nous intégrons
dans notre panel le docteur Rabitz, arrêté à
Brézé, mais qui résidait à Bagneux
en octobre 1940 et avait alors la nationalité française.
Par rapport aux 89 Juifs de l'agglomération qui forment
notre groupe de départ, nous comptons 23 victimes ( 18
de la ville de Saumur et 5 des communes associées ;
nous y incluons Fany Schwab, qui résidait à Dampierre ),
soit 26 % du total. Ce résultat diffère sensiblement
de celui d'Alain Jacobzone ( p. 135 et 140 ), qui donne
54,07 % de victimes pour l'ensemble du département, mais
en prenant pour base l'effectif en juin 1942, alors que je me
réfère à l'apogée d'octobre 1940.
Franck Marché ( p. 65 ) donne 50,3 %
de victimes pour l'ensemble de l'arrondissement, les pertes s'avérant
beaucoup plus lourdes dans les villages ruraux, où les
réfugiés juifs sont pauvres et isolés. Dans
tous les cas, l'agglomération saumuroise est moins touchée
que le reste du département ; « un Juif
vivant à Saumur avait trois fois plus de chances d'échapper
à la déportation que son homologue de Cholet »,
écrit Alain Jacobzone. Deux explications peuvent être
mises en avant : d'abord, Saumur est situé non loin
de la ligne de démarcation et nous constatons l'existence
de plusieurs filières organisant le franchissement de cette
ligne, mais nullement spécialisées dans le convoyage
des Juifs, et l'une au moins réclamant une somme élevée ;
compte tenu du bavardage intempestif des habitants, il était
assez facile de les trouver ; parmi les réfugiés
d'Alsace-Lorraine, figuraient, à Saumur, quelques familles
de notables disposant de moyens financiers et de relations, mieux
placés pour tenter leur chance en zone libre. Ce sont les
israélites les plus aisés et les mieux intégrés
à la France qui ont survécu, alors que les plus
pauvres, les tard venus, les femmes isolées et ceux qui
maîtrisaient mal le Français sont disparus. Ce contraste
social, évident à Saumur, est trop peu souligné
par les historiens.
Finalement, le pourcentage constaté dans l'agglomération
saumuroise est assez proche de la moyenne nationale : 72 500
Juifs morts en déportation raciale sur 300 à 350 000
présents en France en 1940 ; le pourcentage saumurois est
légèrement supérieur, car nous sommes dans
la zone occupée.
Les femmes étaient nettement plus nombreuses ;
elles sont toutefois encore plus touchées : 29 %
des femmes, contre 22 % des hommes, plus nomades. Ceux qui
avaient la nationalité française en octobre 1940
représentent 13 victimes contre 10 étrangers. Ce
résultat qui va à l'inverse des données nationales
confirme bien que les Juifs français, qui se croyaient
à l'abri, ont été durement touchés
dans le Maine-et-Loire, surtout par suite du zèle des services
SIPO-SD. Cependant, ces nombres bruts faussent la perspective,
car il n'y avait que 11 étrangers dans l'agglomération
saumuroise en 1940 et, l'un d'eux étant décédé
le 13 juin 1941, on peut dire qu'ils ont été exterminés
à 100 % ; les Juifs français, qui étaient
au nombre de 78 ont été touchés à
17 %. L'écart reste donc considérable, tout
est affaire de présentation. Cette sinistre comptabilité
était nécessaire avant d'aborder la question des
responsabilités.
13) Les responsabilités nazies
Inutile d'insister sur ce point bien connu : le racisme hitlérien et le zèle fanatique des responsables SS sont le moteur fondamental. Au plan régional, Hans Dietrich Ernst, kommandeur SS du SIPO-SD du district B d'Angers supervise les opérations ; c'est souvent à lui que sont adressés les rapports. Pour le Maine-et-Loire, c'est un petit groupe très zélé, la section 4A de la Gestapo d'Angers, qui dresse les listes et organise les rafles ; elle est dirigée par un sous-officier SS, Schulze-Haike, originaire de Hambourg et ayant trois bureaucrates sous ses ordres ; rappelé à Berlin en avril 1943, ce dernier y aurait été fusillé ( d'après le rapport du 28 décembre 1945 de l'inspecteur Jund, 303 W 294 ). Même si la solution finale est mise en oeuvre par un groupe de SS, en nombre limité et relativement isolé, l'ensemble de la population allemande partage largement un antisémitisme qui présente de profondes racines et qui est déjà très marqué avant 1933 ( Pierre Sorlin, L'antisémitisme allemand, Flammarion, 1969 ). L'administration de la Kreiskommandantur de Saumur dénonce le jeune interprète de la ville, qui n'est que demi-juif.
14) Les responsabilités françaises
En instituant un antisémitisme
d'Etat et en promulguant de sa propre initiative deux statuts
des Juifs, le régime de Vichy porte de lourdes responsabilités.
Quand il ordonne la collaboration des polices, il se rend complice
des arrestations ; sur le tard, Laval cherche bien à
empêcher la déportation des Juifs français,
il a nettement échoué sur ce point dans le Maine-et-Loire
et notamment à Saumur.
Les fonctionnaires locaux ont strictement appliqué
les ordres et même déployé un zèle
suspect en ce qui concerne le préfet
Roussillon et les employés du 3ème bureau de
la 1ère division de la préfecture. A Saumur, le
sous-préfet Milliat
est très régimiste, sans être antisémite,
mais il déteste les étrangers ; le maire
Drouart, simple créature du sous-préfet, qui
dirige en fait la ville, a lancé quelques attaques verbales
contre les Juifs quand il était commissaire de police ;
la police et la gendarmerie envoient des rapports rédigés
sur un ton de complète neutralité, mais rien ne
prouve qu'elles aient fait preuve du moindre laxisme dans l'application
des ordres ou de quelque complaisance dans les fuites vers la
zone libre. A leur décharge, il faut ajouter qu'elles sont
très surveillées, autant par l'omnipotente préfecture
que par le délégué régional à
Angers du Commissariat général aux Questions juives
ou par les services allemands de Saumur, de la Feldkommandantur
d'Angers et du SIPO-SD.
Une partie importante de la population a adhéré
aux thèmes de la Révolution nationale de Vichy ;
massivement, elle en a éliminé la collaboration
active avec l'Allemagne. En a-t-elle aussi éliminé
l'antisémitisme ? Rappelons d'abord que les propagandes
étaient insistantes. Le film de Veit Harlan, tourné
en 1940, " le Juif Süss " est projeté
au Palace dès les 18 et 19 octobre 1941 ; le 19 octobre
1942, la Ligue française y présente " la
Libre Amérique " et " le Péril
juif " ; " le Juif Süss "
est projeté à nouveau gratuitement au Palace le
13 octobre 1943, en présence de 250 personnes, dont une
centaine d'Allemands et donc de 150 Français, à
l'initiative des Amis de la L.V.F. ( A.D.M.L., 97 W 26
). Les partis de la collaboration mènent des campagnes
antisémites en permanence. Le M.S.R. distribue à
Saumur le tract ci-dessous ( A.M.S., 5 H 22 ).
Il organise une conférence
sur le thème de " la collusion judéo-maçonnique ",
prévue pour le 10 février 1942 dans la salle du
Théâtre. Cette lourde propagande orchestrée
par des partis peu nombreux et sans autorité morale a sans
doute un effet limité ; les auditeurs sont en général
clairsemés.
Plus insidieuses, les affirmations quotidiennes du Petit
Courrier ont sûrement plus d'efficacité. Toutes
les mesures anti-juives y sont présentées en gros
titres avec des commentaires favorables. Par exemple, le 15 mai
1941, en première page : « 5 000 juifs
étrangers sont dirigés sur des camps de concentration »
pour y travailler ; 1er septembre 1941 : « Les
juifs devront fermer leurs appareils de T.S.F. et les remettre
au commissaire de police... par le fait que les Juifs se servaient
de leurs appareils pour répandre aussitôt les fausses
nouvelles d'origine étrangère qu'ils y entendaient ».
Ce journal, très lu, car il reproduisait les avis officiels,
développe souvent l'idée qu'il faut se débarrasser
des intrus, de tous les indésirables de tout poil qui nous
ont envahi. Il s'en prend volontiers au « Juif Blum »,
présenté comme la cause de tous nos malheurs.
Ce matraquage permanent a sûrement produit des effets,
mais des effets limités, dans la mesure où l'on
ne relève pas d'indice d'un antisémitisme massif,
en dehors du petit monde du collaborationnisme. Les fréquentes
dénonciations constatées visent des résistants
ou des trafiquants, jamais des Juifs ( dont la liste est
établie ). Tout au contraire, les nombreux départs
constatés ont forcément bénéficié
de silences approbateurs et de l'aide souvent désintéressée
des réseaux de passeurs, mais pas de tous : lors des poursuites
contre les profiteurs de guerre, un garagiste de Saumur, faisant
également le taxi, est dénoncé pour avoir
exigé des sommes extravagantes à chaque opération
( il faut aussi reconnaître qu'il risquait gros ) ;
les autres réseaux identifiés agissaient par idéal.
Quand Marie-Antoinette Lebrun-Agnus est poursuivie pour collaboration,
sa mère écrit au juge instructeur que sa fille a
aidé une juive en juillet 1942 ( A.D.M.L., 181 J 60 ).
On est en droit de douter de la valeur de ce témoignage.
Plus crédibles sont ceux qui évoquent l'indignation
de Saumurois devant l'imposition de l'étoile jaune et devant
les rafles. L'opinion tourne à cette époque.
Mais dans ce sens aussi, on ne perçoit pas de mouvement
massif, de démarche continue, plutôt de l'indifférence.
Aucune voix puissante ne s'est élevée en Anjou pour
protester, aucun groupement n'a agi durablement. Mis à
part les sauvetages familiaux, qui ne sont pas pris en compte,
personne n'a reçu le titre de « juste parmi
les nations » à Saumur.