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Nous reviendrons à notre matière, et nous dirons
ainsi qu'après ces choses, le roi tint une grande cour
à Saumur en Anjou ; et je fus là, et je vous témoigne
que ce fut la mieux ordonnée que j'aie jamais vue ; car
à la table du roi mangeait auprès de lui le comte
de Poitiers, qu'il avait fait nouveau chevalier à la Saint
Jean ; et, après le comte de Poitiers, mangeait le comte
Jean de Dreux, qu'il avait fait aussi nouveau chevalier ; après
le comte de Dreux, mangeait le comte de la Marche ; après
le comte de la Marche, le bon comte Pierre de Bretagne. Et devant
la table du roi, en face du comte de Dreux, mangeait messire le
roi de Navarre, en cotte et en manteau de satin, bien paré
d'une courroie, d'un fermoir et d'un chapeau d'or, et je tranchais
devant lui. Devant le roi, servait à manger le comte d'Artois,
son frère ; devant le roi, tranchait du couteau le bon
comte Jean de Soissons.
Pour garder la table du roi, il y avait messire Imbert de
Beaujeu, qui depuis fut connétable de France, et messire
Enguerrand de Coucy et messire Archambaud de Bourbon. Derrière
ces trois barons, il y avait bien trente de leurs chevaliers,
en cottes de drap de soie, pour les garder ; et derrière
ces chevaliers, il y avait grande quantité de sergents,
vêtus aux armes du comte de Poitiers appliquées sur
taffetas...
Le roi tint cette fête dans les halles de Saumur,
et on disait que le grand roi Henri [ II ] d'Angleterre les avait
faites pour donner ses grandes fêtes. Ces halles sont faites
à la guise des cloîtres des moines blancs ; mais
je crois qu'à beaucoup près, il n'en est aucun de
si grand. Et je vous dirai pourquoi cela me semble ; car à
la paroi du cloître où mangeait le roi, qui était
environné de chevaliers et de sergents qui tenaient grand
espace, mangeaient à une table vingt évêques
ou archevêques ; et encore après les évêques
et les archevêques, mangeait à côté
de cette table, la reine Blanche, sa mère, au bout du cloître,
du côté où le roi ne mangeait pas...
Au bout du cloître, d'autre part, étaient les
cuisines, les bouteilleries, les paneteries et les dépenses
; de ce bout du cloître, on servait devant le roi et devant
la reine la viande, le vin et le pain. Et dans toutes les autres
ailes et dans le préau du milieu, mangeait une si grande
foison de chevaliers que je n'en sais pas le nombre ; et bien
des gens disent qu'ils n'avaient jamais vu autant de surcots ni
d'autres vêtements de drap d'or et de soie à une
fête qu'il y en eut là ; et ils disent qu'il y eut
bien trois mille chevaliers. "
Histoire de Saint Louis par Jean, sire de Joinville, édition de Natalis de Wailly, 1873, p. 43-45 [ français modernisé ].
Le gentil et naïf Joinville
n'a pas saisi l'humour cruel de la situation. Se tiennent aux
places d'honneur, juste après leurs fils adoubés : Le jeune roi met en scène sa victoire. Et sa table est gardée par trois grands barons, plus de trente chevaliers et une foule de sergents ! |
La cour plénière s'est tenue le jour même ou le lendemain. |
Le vin a dû couler à flots, puisque le saumurois Geoffroy Payen avait acheté une bonne trentaine de tonneaux. La nourriture semble plus frugale et même s'apparenter au fast food : un écuyer tranchant coupe des morceaux de viande posés sur un pain. Ni fromage, ni desserts. Encore une fois, c'est une cérémonie, pas un banquet. |