1) Jeudi 1er juin 1944, 5ème bombardement de Saumur
Le jeudi 1er juin, une
alerte est lancée par la sirène de la Gendarmerie
à 0 h 55 et close à 1 h 35 ; les Saumurois
sont rentrés dans leur lit, quand à 2 h 20, d'éclatantes
fusées rouge orange et blanches illuminent le ciel ; splendide
spectacle, la ville est éclairée comme en plein
jour. Chacun comprend néanmoins que ces fusées jalonnent
une zone menacée et qu'il est grand temps de retourner
aux abris. Dans le quartier des Ponts, certains bien inspirés,
partent s'allonger dans les prairies de Millocheau et d'Offard.
Les aviateurs anglais laissent un quart d'heure de répit
à la population, puis ils procèdent par la technique
du tapis de bombes. Ils attaquent en cinq vagues d'une dizaine
d'appareils, qui se relaient durant 20 à 25 minutes. Au
total, les 82 bombardiers Lancaster, accompagnés par 4
Mosquitos, ( selon des sources militaires britanniques )
lâchent 300 à 400 engins de 500 livres. Aucune riposte
de la D.C.A. allemande n'est signalée.
Si nous reprenons la longue liste des bombardements de la
ville, nous en sommes au cinquième. L'ampleur du raid est
nettement inférieure aux grandes attaques qui frappent
les villes de la Loire, regroupant des centaines d'appareils et
causant des centaines de morts. Malgré tout, ce bombardement
cause d'énormes ravages : la gare est hors d'usage,
la voie ferrée coupée, deux arches du Pont des Sept-Voies
se sont effondrées. Les autorités locales estiment
que les Alliés ont atteint leur objectif en paralysant
le carrefour ferroviaire et routier et que désormais les
Saumurois peuvent dormir tranquilles.
2) Vendredi 2 juin, 6ème bombardement
Est-ce selon un plan
préétabli ?
Ou plus probablement à la suite d'une couverture photographique
révélant des résultats insuffisants ?
A la surprise générale, les bombardiers alliés
attaquent à nouveau dès la nuit suivante, vers 1 h
du matin.
Ils sont un peu moins nombreux, 58 Lancaster, mais ils emploient
des bombes plus lourdes, de 500 à 1000 Kg selon Romain
Peyrou ( de fait, des cratères de diamètres inégaux
apparaissent sur les photos aériennes ). Ils ont pour
objectif secondaire de détruire le pont de fer et le tunnel,
qui sont encadrés par des fusées, mais pour l'instant,
aucune bombe ne tombe à cet endroit. Les quartiers de la
Gare, de la Croix Verte et des Ponts sont à nouveau visés :
après avoir abattu les murs, les bombardiers cherchent
à labourer le sol en profondeur ; de puissants projectiles
tombent sur des zones déjà nivelées. Deux
nouvelles arches du Pont des Sept-Voies sont détruites.
Cette fois, pas de bombe à retardement, mais quelques bombes
incendiaires, qui provoquent des sinistres dans le quartier des
Ponts. La D.C.A. allemande, implantée sur les hauteurs
de Bournan, réagit à grand bruit, sans faire mouche.
3) La découverte des bombes à retardement
La presse et la Défense passive parlaient peu des bombes à retardement. Ce procédé cruel et terrifiant est découvert par les Saumurois à la suite du bombardement du 1er juin. L'industriel Paul Mayaud, chef de secteur de la Défense passive, est tué par une explosion à l'angle de la place du Roi-René et du quai Comte-Lair ; un brancardier et un téléphoniste meurent des suites de leurs blessures. Le boulanger Daumas, rue Nationale, qui s'était remis à faire son pain, est tué avec sa famille. Le commandant Courteaux repère 88 de ces bombes à retardement qui explosent à un rythme régulier pendant les 20 heures qui suivent le premier bombardement. Le but évident de ce procédé est de retarder la remise en état des voies ferrées et des axes routiers, mais il rend difficile et dangereuse la recherche des victimes, qui est effectivement suspendue. Des blessés, bloqués dans leur maison effondrée, ne peuvent être secourus. Ce procédé impitoyable est plus souvent employé par les Britanniques que par les Américains. Ce sont effectivement les Anglais du Bomber Command qui ont attaqué Saumur.
Seules des raisons stratégiques impérieuses peuvent justifier de pareils procédés. Sur l'instant, les Saumurois ont cru que l'objectif majeur des raids visait la gare et la voie ferrée Tours-Nantes. L'une et l'autre sont atteintes, mais le bâtiment principal de la gare n'a reçu aucune bombe ; ses murs sont ébranlés, mais toujours debout ; la grande verrière est soufflée, mais son armature métallique est à peu près intacte, ainsi qu'en atteste la photo suivante :
Le présent cliché montre que c'est la place de l'Ancienne-Gare qui a subi le plus de ravages. Sur le champ, la police dresse un vaste plan des effets des bombes ( A.D.M.L., 97 W 45 ) ; elle opère une distinction entre les immeubles détruits et les immeubles partiellement sinistrés ; dans ce dernier cas, les gros murs ont résisté et semblent intacts, mais un puissant effet de souffle a brisé les fenêtres et les vitres ; surtout il a disloqué des cloisons, l'intérieur des maisons est en piteux état, alors que l'immeuble est situé assez loin d'un cratère de bombe. Nous avons repris cette distinction sur notre plan, qu'on pourra consulter en parallèle avec ce chapitre :
Nous avons reporté
tous les impacts de bombes relevés par la police ;
nous en avons ajouté quelques autres bien visibles sur
les photos aériennes. On notera en particulier que les
auteurs du plan considéraient le bâtiment principal
de la gare comme partiellement sinistré. L'examen de ce
vaste plan et des photos aériennes prouve que le double
raid anglo-américain correspondait à un objectif
plus vaste, qu'on comprend mieux aujourd'hui. Nous sommes quatre
jours avant le débarquement du 6 juin. Les Alliés
veulent avant tout couper la traversée de la Loire, afin
d'empêcher la remontée de renforts allemands vers
la Normandie ( pour atteindre ce but, ils vont s'acharner contre
le pont de fer ). Cependant, dès le premier raid,
deux arches du pont Napoléon étaient détruites
et sur la place de l'Ancienne-Gare, la plupart des arches enjambant
les rails étaient éventrées. La voie routière
remontant vers le nord était donc sectionnée et la voie ferroviaire
passablement dégradée.
Pourquoi s'acharner en pilonnant la même zone une seconde
fois ? Sans doute, les observateurs ont-ils jugé les
voies insuffisamment atteintes ? Les Alliés tenaient
à paralyser la route remontant vers Rouen et la remontée des trains
venant du pont
de fer et rejoignant Chartres et Paris en passant par la gare ;
le point névralgique se situait donc au sortir de la grande
boucle, quand la voie ferrée rejoint la ligne Tours-Nantes.
La photo d'observation ci-dessous a été prise par les Américains
aussitôt après le premier bombardement, soit le 1er juin.
L'impressionnante
série d'impacts démontre que le pont des Sept-Voies,
la place de l'Ancienne-Gare, la route de Rouen et la voie ferrée
à la jonction des deux lignes constituent le coeur de cible
des raids aériens, alors que la gare elle-même, à
gauche de la photo, n'est qu'endommagée. Cependant, un examen attentif
révèle que cinq arches du pont des Sept-Voies sont intactes, qu'une
autre est ébréchée et la seconde totalement effondrée. C'est
vraisemblablement ce constat qui a entraîné le second raid.
D'un intérêt exceptionnel, le cliché suivant, provenant de la Maxwell Air Force Base, Alabama, a été pris le 22 juin 1944, après la pose d'une passerelle pour piétons posée sur le sable dans le bras des Sept-Voies et la réparation partielle des voies ferrées, dont le tracé réapparaît. L'examen du pont montre que les quatre arches les plus méridionales sont désormais anéanties ; il ne subsiste plus que des restes des piles, qui serviront de support à une nouvelle passerelle :
Malgré des impacts
de bombes à proximité, les voies ferrées
et les axes routiers sont dégagés. Les taches claires
correspondent aux zones où tous les bâtiments sont
disloqués, où le tracé des rues n'est plus visible et où des bombes
supplémentaires
ont labouré le sol en profondeur. Les fusées de
signalisation délimitaient une aire s'étendant au
nord à partir de la rue de la Croix-Verte, au sud jusqu'à
la rue du Petit-Pré, la zone visée étant
étirée dans le sens nord-sud, la partie orientale
de la percée centrale étant plus nettement visée
( au cas où l'objectif principal aurait été
la gare et la voie Tours-Nantes, la zone des impacts serait étirée
dans le sens est-ouest ).
De toute évidence, cet objectif correspond bien à
un enjeu stratégique majeur. La décision de bombarder
entrait dans le cadre du Transportation Plan arrêté
par Eisenhower à la suite d'une réunion tenue le
25 mars 1944. Saumur et la Loire en aval d'Orléans figurent
bien sur le premier plan d'interdiction établi par le SHAEF,
l'Etat major suprême des Forces expéditionnaires
alliées. Certains historiens divaguent quand ils jugent
criminels ces bombardements, qui correspondaient bien à
des objectifs militaires légitimes. Cela posé, les
pilotes alliés ont commis de grosses bévues en larguant
leurs bombes en dehors de l'aire délimitée. Vers
le bas à droite, la zone de la rue de l'Arsenal est rasée ;
vers la gauche, une bombe isolée tombe dans l'enclos de
l'usine à gaz. Tout au nord, des chapelets de projectiles
chutent dans les prairies près de la rue de la Boire-Salée,
en haut à gauche, et près du chemin de la Chaume,
à droite. Des avions se sont manifestement égarés
et ont commis de graves bavures. D'autres bombes sont tombées
sur la commune de Rou-Marson...
L'objectif de couper les routes vers la Normandie est-il
atteint ? La destruction spectaculaire du pont des Sept-Voies,
dans sa partie sud, sectionne la voie terrestre, mais pour deux
mois seulement. Le noeud ferroviaire n'est pas si durement atteint.
Nous verrons plus loin qu'en mobilisant des centaines d'hommes,
les occupants ont très vite dégagé les gravats,
rebouché les cratères et rétabli les voies.
Sur la photo ci-dessus, la place de l'Ancienne-Gare est encore
criblée par les impacts, mais les trains circulent au dessous.
Dans un rapport du 6 juin, le sous-préfet signale qu'une
voie ferrée unique est en cours de rétablissement.
Le passage des trains n'a été stoppé que
pendant 5-6 jours. Pour couper définitivement la voie Paris-Bordeaux,
les aviateurs devront attaquer le pont de fer et le tunnel, ce
qu'on verra dans un dossier ultérieur.
Auparavant, il faudra dresser un
bilan de ces bombardements, retracer l'ampleur des pertes
humaines et la lourdeur des dégâts immobiliers.
- Rapports du commissaire de
police Renouard et du commandant Courteaux, directeur urbain de
la Défense passive, A.M.S., 5 H 36 et A.D.M.L.,
97 W 45 ( avec un précieux plan ) ;
- Rapport du sous-préfet André Trémeaud,
A.D.M.L., 97 W 45 ; réquisition de la main
d'oeuvre, A.D.M.L., 97 W 46 ;
- Récit du capitaine Viala, Le Val de Loire sous l'oppression
nazie, chap. 2, p. 8-11 ;
- Romain Peyrou, « Saumur dans la bataille de France
du 1er juin au 1er septembre 1944 », Saumur pendant
la Guerre, 1939-1945, 1947, p. 8-32 ;
- Souvenirs d'une jeune secrétaire résidant à
Sainte-Anne de Nantilly, A.M.S., 1 Z 49 ;
- Photos aériennes américaines, archives de la Maxwell
Air Force Base ( Alabama ).