1) Les lendemains qui déchantent
Répétons-le
une fois encore : les années de l'immédiate
après-guerre sont rudes. La France s'épuise dans
des combats stériles en Indochine, puis en Algérie ;
l'inflation galope à vive allure ; les mesures nouvelles,
comme la Sécurité Sociale, sont longues à
produire leurs effets.
Dans Saumur, en partie détruite, où les habitants
s'entassent à l'étroit dans la partie sud de la
ville, les besoins les plus élémentaires sont difficilement
couverts. Le Service de Ravitaillement ne parvient pas à
assurer un approvisionnement régulier, au point que les
récriminations sont permanentes. Le 28 août 1945,
200 ménagères de Bagneux viennent manifester devant
la sous-préfecture, conduites par leur maire ; elles
demandent que leur commune obtienne le même statut alimentaire
que Saumur ( le préfet pense que c'est un coup monté
et demande au sous-préfet de ne plus les recevoir ).
Le 3 mai 1947, le maire Clairefond écrit à Paul
Ramadier, président du Conseil, que la population de Saumur
est sans pain depuis deux jours ; il obtient une avance
de farine effectuée par l'intendance militaire ( A.M.S.,
5 H 35 ). En octobre 1947 est découverte une escroquerie
aux faux tickets de sucre ( qui sont encore obligatoires ).
En avril suivant, les bouchers n'ont plus rien à vendre
; la ville est dépannée par l'envoi de viande congelée.
Ces problèmes de pénurie se posent jusque dans les
années 50. Cet arrière-plan miséreux ne favorise
pas la réalisation de travaux ambitieux. Une partie des
sinistrés continue à vivre dans des préfabriqués
insalubres : dans le baraquement construit près de la Loire
aux Ardilliers, photographié par Roger Henrard en 1956
( A.M.S., 13 Fi 36 ), un enfant a été
mordu par des rats.
2) Une reconstruction planifiée
Nous avons déjà
présenté les
principes posés dès la fin de 1944 : le
fonds des Dommages de Guerre paiera les travaux, qui seront organisés
par le Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme
( qui implante une antenne à Saumur ). L'ancien
projet d'André Leconte est repris ; ses lignes directrices
sont approuvées par le Conseil municipal du 21 décembre
1944. Le sous-préfet constitue la " Commission
d'enquête pour la reconstruction de Saumur " le
11 septembre 1945 ; présidée par Alfred Partant,
de la CCI, elle comprend en particulier Théophile Pelon
et Jean Marboutin ( A.D.M.L., 97 W 78 ).
Sur le terrain, intervient souvent l'architecte de la ville
d'Angers, André Mornet, qui reçoit la charge de
coordonner les travaux et d'harmoniser les constructions. Admirateur
d'Auguste Perret, il doit donner son aval aux plans proposés
par les architectes de Saumur. Son homme de confiance sur place
est Alexandre Bourge, qui n'a pas des relations bien chaleureuses
avec ses collègues. La reconstruction est donc une affaire
planifiée, payée par la nation et hiérarchiquement
organisée. La commune et les associations de sinistrés
ne peuvent que donner des avis.
Les passerelles provisoires et les ponts Bailey ont permis la traversée temporaire des cours d'eau.
Dès la fin de 1944, l'entreprise Sainrapt et Brice commence la reconstruction définitive du pont Cessart. Voici le début très modeste des travaux.
Au cours de l'année 1945,
la 7 ème arche est remplacée et la 2 ème
pile est édifiée sur les solides fondations de 1943
( posées sur la roche en place et non sur un platelage
supporté par des pieux ). Pendant l'année suivante,
sont posées les arches 2 et 3 ; ainsi qu'on le devine,
ces nouvelles arches sont en béton et seulement recouvertes
par des parements en pierre de Champigny ; les apparences
sont toutefois sauves et on ne remarque la différence qu'en
examinant le dessous des arches. Les travaux ne sont pas pour
autant achevés, car il faut reprendre les arches 4 et 5,
qui s'étaient tassées par suite des séries
d'explosions. Le 20 novembre 1948, est inauguré l'ouvrage
enfin terminé, qui présente ses nobles proportions
originelles et qu'on croit fort comme le Pont-Neuf ; les graves
désordres postérieurs vont apporter un démenti
cruel... Une seule transformation apparaît : la voie
de circulation a été élargie au détriment
des trottoirs. A droite, la fin de la reconstruction : afin
de travailler au sec, le chantier a empierré la partie
gauche du fleuve ; l'emploi de pierres de récupération
explique le fait que les arches soient déjà patinées.
Pendant ce temps, à partir de septembre 1947, la même entreprise Sainrapt et Brice commençait des travaux encore plus importants sur le bras des Sept-Voies : le pont Napoléon, à moitié détruit, est sacrifié et arasé au niveau du sable de Loire ( les anciennes piles sont toujours visibles ). Il est remplacé par un ouvrage élégant, reposant sur quatre piles en béton armé ( au lieu de six pour l'ouvrage précédent ), mais plus large et recopiant les voûtes surbaissées de l'ancien pont Fouchard et ne cherchant pas à camoufler ses structures en béton. Un pont Bailey latéral, mis en service le 18 mars 1948, facilite les travaux. La quatrième pile est achevée le 25 août 1949. L'ouvrage est remis aux Ponts et Chaussées le 20 mai 1950. L'entreprise Sainrapt et Brice est très fière de cette réalisation achevée en moins de trois ans, et sans accident mortel pour ses ouvriers. Le goudronnage est opéré à la hâte, car Georges Bidault, président du Conseil ( en sursis ), doit venir inaugurer la foire-exposition d'Angers ( et visiter son beau-frère, le préfet Jean Morin ). Le 8 juin au soir, il vient inaugurer le nouveau pont et se recueillir devant la stèle Buffévent aux Abeilles, en compagnie de René Pleven, ministre de la Guerre, ainsi que le relate Le Courrier de l'Ouest du 9 juin.
Sur leur ton
inimitable, les Actualités françaises du 15 juin
1950 présentent les combats d'une manière hautement
fantaisiste. Voilà comment on écrit l'histoire...
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( archives INA )
Les
travaux étaient encore à peine terminés.
En réalité, l'ouvrage est définitivement
ouvert à la circulation le 12 juin et prend plus tard le
nom de " pont des Cadets " ( Courrier
de l'Ouest, 3-4 et 9 juin 1950 ). Sur ce cliché
de Robert Percereau pris le 2 juillet 1950, on voit encore des
travaux de finition, ainsi que la voie de service du côté
de l'amont et le pont Bailey du côté aval.
La stèle placée à l'entrée du pont
est inaugurée en présence du général
de Galbert le 24 juin 1967 ( à droite ).
A proximité, le ministère des Travaux Publics
rétablit le pont surmontant la voie ferrée, mais,
le 30 septembre 1949, il annonce qu'il ne reconstruira pas l'ancien
débarcadère implanté du côté
de la gare.
Ressuscité à peu près à l'identique par l'entreprise T.P.O., mais selon des techniques contemporaines, le nouveau pont Fouchard est reçu le 29 octobre 1951. Deux modifications sont à signaler : les parements ne sont pas en pierre de Champigny ; les deux charmants pavillons, qui bordaient l'entrée méridionale et qui avaient survécu aux destructions allemandes, sont supprimés ; d'ailleurs, ils n'appartenaient pas à la construction originelle. Voici l'ouvrage tout récemment achevé : les deux pavillons méridionaux ont disparu, mais l'aménagement des boulevards extérieurs n'est pas commencé. On voit encore les deux élégants pavillons situés à l'entrée septentrionale du pont et abritant d'un côté " le Poisson chantant " et de l'autre une épicerie.
Trois grands ponts routiers sont donc remis en service à une cadence exceptionnelle ; dans ces années 48-50, la ville devient un immense chantier, où viennent travailler, parfois de loin, de nombreux ouvriers spécialisés.
On sera moins élogieux sur le pont menant à Saint-Hilaire-Saint-Florent, qui s'est beaucoup fait attendre, d'autant plus que la passerelle provisoire n'était pas pratique. Après le rétablissement des piles, les travaux sont interrompus pendant plusieurs années. L'Etat déclare qu'il n'a plus d'argent et il exige des " prêts " des deux communes riveraines, de la CCI et du département. Des sommes votées en décembre 1953 permettent la reprise du chantier et le pont est enfin achevé en 1955. Le nouvel ouvrage ne donne pas satisfaction. Les ingénieurs des Ponts n'ont pas pris en compte les voeux du Conseil municipal de Saint-Hilaire-Saint-Florent, qui souhaitait un tablier moins bombé et plus large. Il en résulte la revendication ( qui ressort souvent durant les campagnes électorales ) d'une passerelle latérale destinée aux piétons et aux cyclistes. Cette médiocre réalisation est le point le plus constestable du rétablissement des ponts routiers.
Le pont de fer est l'autre grand chantier
de la ville ; quatre piles et le tablier sont à reconstruire.
En octobre 1946, on s'active à deux endroits, sur le tunnel
et sur les piles, qu'on rétablit sous la protection de
bâtardeaux. La partie métallique du pont, qui se
prolongeait sur les prairies du côté de Saint-Lambert,
est tout simplement déplacée par ripage sur la zone
détruite, en raison de la pénurie de métal
; un nouveau remblai lui succède. Désormais à
voie unique, le pont est remis en service en août 1948.
Les moyens de circulation sont privilégiés,
mais les bâtiments de service attendent. La gare Saumur-Rive-Droite,
éventrée par les bombardements, reste à l'abandon
pendant onze ans. Elle n'est reconstruite qu'en 1955-1956.
4) La restauration des Ardilliers
Dans le Maine-et-Loire,
dix-sept édifices classés monuments historiques
sont endommagés. L'ensemble
des Ardilliers est le plus atteint. Les architectes Bernard
Vitry et Henri Enguehard décident de le restaurer en premier ;
ils disposent d'un budget autonome et ils commencent les travaux
dès 1947, bien avant qu'on s'occupe des logements, ce qui
a été critiqué.
A la place de l'ancienne charpente recouvrant le dôme
de l'église, ils posent une coque monolithe en béton
armé, qu'ils recouvrent d'ardoises. La coupole ovoïde dominant la
rotonde a peu souffert. A l'inverse, les voûtes de l'ancienne chapelle
doivent être
reconstituées dans leur style originel. A la Maison de
l'Oratoire, les murs et les lucarnes, qui avaient été
protégés par des étais, ont pu être
sauvés, mais il a fallu poser des planchers en béton
armé, afin d'empêcher le déversement des façades.
Les toitures sont rétablies selon les techniques traditionnelles.
Achevée, la maison de retraite du clergé est
bénite le 14 juin 1952 par Mgr Roncalli, nonce apostolique
et plus tard pape Jean XXIII. Les travaux sur la chapelle se prolongent
jusqu'en 1957. L'emploi de techniques nouvelles n'affecte en rien
la qualité de la restauration ( Henri Enguehard, dans Congrès
archéologique de France, 1964, p.
596-597, et présentation
des Ardilliers ).
5) Les usines avant les logements
Les entreprises
industrielles détruites sont reconstruites en priorité ;
l'activité économique passe avant les logements.
« L'architecture de la reconstruction industrielle
intègre très largement le béton armé
et tend à introduire les procédés de préfabrication
promus par le M.R.U. En 1946, l'agence Brunel et Marembert lance
les travaux de reconstruction de l'usine de contre-plaqués
Morineau, dans le quartier de la gare d'Etat, et du garage Méhel,
rue Beaurepaire. La reconstruction de l'usine de masques de carnaval
César, quai Comte-Lair, est entreprise en 1948 et l'orfèvrerie
Balme, route de Rouen, en 1949. A partir de mai 1947, les architectes
Prévôt et Boisset établissent un projet pour
les établissements de semences Tézier, situés
en bordure de la route de Rouen. » ( Arnaud Bureau,
dans Eric Cron, Saumur, Urbanisme, architecture et société,
303, 2010, p. 391 ).
Vers 1950, le gros du parc industriel est rétabli.
La rue Nationale et les
voies adjacentes sont reconstruites selon un plan que les Saumurois
ont ressenti comme révolutionnaire. André Leconte,
dont nous avons analysé
les propositions, se souciait avant tout de la circulation
automobile ( élargissement à 15 mètres )
et du stationnement ( sur les contre-allées )
; il ouvre une voie nouvelle, aujourd'hui appelée rue
Albert-Jouanneault. Les élus municipaux visent à
la résurrection d'un quartier vivant, aussi commerçant
qu'il l'était avant guerre. ; ils acceptent le plan de
Leconte à la condition que les rez-de-chaussée deviennent
des magasins. Sont progressivement vaincues les résistances
des habitants qui logeaient encore dans deux immeubles restés
habitables et celles de commerçants qui préféraient
un élargissement de l'avenue limité à 10
mètres, afin que les chalands soient plus tentés
de traverser la voie centrale.
L'opération
commence par un remembrement général des quartiers
détruits, opération qui se déroule en 1946-1947.
Le Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme donne
l'exemple en lançant en urgence un ensemble-pilote, prévu
pour recevoir 52 logements et baptisé " l'ISAI ",
Immeuble sans affectation individuelle, formule prévue
à l'échelle nationale par l'ordonnance du 8 septembre
1945, qui permettait à l'Etat de lancer des travaux avant
la fin du remembrement. L'architecte André Mornet,
responsable du chantier, prévoit une haute façade
sur l'avenue - trois étages au-dessus du rez-de-chaussée -
et deux ailes en retour d'équerre, reliées au bâtiment
principal par un simple rez-de-chaussée.
Symbole de la reconstruction de la ville, la première pierre est posée le 9 juin 1946. Cependant, dans l'état de pénurie généralisée du pays, le chantier s'interrompt dès l'année suivante, faute de matériaux, de main d'oeuvre et de machines de chantier. Des fondations profondes sont nécessaires, car le site correspond à un terrain marécageux. Les travaux reprennent par petites étapes ; les critiques fusent quand ils semblent à nouveau abandonnés et que des vipères peuplent la cour intérieure.
Voici
à gauche, l'ISAI photographié par Robert Percereau
le 8 juin 1949. Le chantier est bien avancé, mais on est
frappé par la légèreté de l'échafaudage
et l'emploi d'une grue unique et malingre.
Nouveau cliché par le même auteur le 15 août
1949, pris du côté de la Boire Quentin : maintenant,
on commence à poser les toitures ( à droite ).
D'autres photos de Robert Percereau, retraçant les étapes
de ce chantier, sont visibles à partir de la référence
suivante :
Finalement, l'ISAI n'est complètement achevé
qu'en 1950.
Les autres immeubles de l'avenue, édifiés
par des architectes locaux avec le visa d'André Mornet,
poussent à une cadence tout aussi lente. L'hôtel
du Roi-René ouvre ses portes en octobre 1951. Les photos
aériennes prises en 1956 par le pilote Roger Henrard montrent
que l'ensemble des constructions s'achève à cette
date.
Tous ces immeubles sont apparentés : structures
en béton recouvertes par des revêtements en pierre
de Chauvigny, rareté et simplicité des balcons,
encadrement des baies par de sobres structures en béton
moulé, fortes corniches et hauts toits d'ardoise, fréquence
des lucarnes. Ce style s'efforce de combiner les traditions régionales
avec la fonctionnalité sèche de l'architecture moderne.
L'ancienne rue Nationale ( au-dessus, à gauche ) était construite dans le style saumurois des années 1780-1820 ( fortes articulations des façades et baies en creux ) ; les nouvelles constructions ( à droite ) s'en inspirent d'assez loin... La façade principale de l'ISAI peut être qualifiée d'austère.
Les
deux extrémités de l'avenue présentent des
entrées plus solennelles : au-dessus du pont Cessart, elles
sont striées par des corniches en béton ; au-dessus
du pont des Cadets, elles gardent les anciens codes des hôtels
bourgeois du XIXe siècle, comme on le voit à droite.
Ces disparités ne choquent guère ; au moins, ces
constructions soignées ne sont pas vouées à
la destruction au bout d'une cinquantaine d'années.
Sur cette photo aérienne
de 1958, la reconstruction vient d'être achevée ;
l'ISAI domine l'ensemble de ses vastes proportions ; deux
anciens immeubles survivants ne sont pas encore abattus
et obstruent le passage ; plusieurs baraquements encombrent
les allées latérales ( ils ne servent pas d'habitation,
comme on le dit souvent, mais de boutiques provisoires pour les
sinistrés ).
Le réseau routier présente longtemps un aspect
improvisé, comme sur la photo suivante des éditions
Gaby, un peu plus tardive, mais sur laquelle un ancien immeuble
subsiste encore :
Enfin, les travaux sont terminés à la fin d'octobre 1958, quand l'ingénieur des Travaux publics de l'Etat fait poser des bornes lumineuses séparant les deux voies de circulation ( Nouvelle République, 22 octobre 1958 ).
Dans
les quartiers de la Gare, de la route de Rouen et de la Croix
Verte, la reconstruction s'opère en général
sous la forme de maisons individuelles s'inspirant du bâti
antérieur, ainsi, à gauche, l'achèvement
en 1949 du n° 62-64 rue de Rouen, qui avait été
incendié en août 1944 par les Allemands en fuite
( photo Robert Percereau ).
Ailleurs, le style change
et l'opération est programmée, autant dans son architecture
que dans son mode de financement, comme le lotissement à
droite de la rue de la Croix-Verte présentant de petites
maisons jumelles, aux façades de béton et de moellons,
décorées par des sculptures évoquant les
travaux des champs. On fait au mieux dans cette période
de pénurie.
Bien qu'il reste quelques îlots à traiter, la dissolution en novembre 1962 de l'Association syndicale de Reconstruction marque la fin officielle de cette opération d'envergure.