Des alignements de chiffres et des graphiques péremptoires sont attendus dans une étude sur l'évolution industrielle du Saumurois. En réalité, les statistiques continues et cohérentes nous font cruellement défaut et elles couvrent rarement le même territoire. S'en tenir à la seule ville de Saumur correspond à un cadre un peu étroit ; c'est pourtant ce que nous offre l'INSEE. Le district urbain est plus significatif, mais pauvre en documents, au contraire de la Chambre de Commerce et d'Industrie, qui apporte de nombreuses données sur son champ d'intervention qui correspond à l'arrondissement, moins les trois cantons de Longué, Baugé et Noyant, ce qui est un peu ample. Les statistiques de la sous-préfecture portent sur tout l'arrondissement. Malgré ces données disparates, nous disposons d'assez d'éléments pour dresser une synthèse sans nous lancer dans des énumérations exhaustives.
1) Une trop forte spécialisation dans l'agroalimentaire
Dans un dossier intitulé
Une économie stagnante,
nous avions noté que, dans l'Entre-Deux-Guerres, seules
les activités liées à l'agriculture se portaient
plutôt bien, les vins effervescents connaissant quelques
bonnes années, les champignons, les conserves et les graines
étant en nette progression. A l'inverse, la verrerie, qui
constituait une activité nouvelle, décline à
partir de 1931 et ferme en juillet 1939. En dépit des apparences,
la ville de Saumur est fortement ouvrière en 1936 ( à
37,5 % des actifs, selon Jacques Jeanneau, Les villes
de l'Anjou, Angers, Cholet, Saumur, au milieu du XXe siècle,
1993, p. 37-38 ). La guerre n'a rien arrangé ;
surtout, alors que la France entre dans les Trente Glorieuses
et s'industrialise selon des projets ambitieux ( 39 %
des actifs dans le secteur secondaire en 1975, et même 38,7 %
dans le seul Maine-et-Loire ), Saumur et sa région sont
tombés aux environs de 30 % et entrent dans une phase
de désindustrialisation.
Cette chute est encore plus évidente si l'on travaille
sur le long terme ; au recensement de 1906, la commune de
Saumur offrait 9 765 emplois dans le secteur secondaire ( ce
total élevé s'explique par l'importance des ateliers
du textile et par le grand nombre des artisans qui emploient quelques
compagnons ) ; en 1961, selon les ASSEDIC, le nombre des
actifs du secteur secondaire est tombé à 5 879,
soit une chute de 40 %. Ce pourcentage peut être relativisé,
car les données statistiques ne sont pas homogènes
; cependant, toutes les sources aboutissent à la même
conclusion : l'industrie chute au cours du XXe siècle,
en particulier dans les années 1945-1971. Dans ce naufrage,
seuls sont épargnés le BTP, qui passe de 1 146 actifs
en 1906 à 1 553 en 1961 ( en raison de la reconstruction )
et surtout les industries agroalimentaires, qui, sur les mêmes
dates, passent de 1 673 à 2 281. Ces données
sont tirées de Jean-Louis Ceppe, L'aménagement
industriel d'un département : le Maine-et-Loire,
thèse soutenue en 1964 ( A.D.M.L., 417 W 127,
p. 15 et 78 ).
Donc, en 1961, les industries alimentaires représentent
43 % des actifs du secondaire, loin devant le BTP ( 23 % )
et la métallurgie ( 13 % ). Ces industries
liées à l'agriculture présentent l'avantage
d'employer une forte main d'oeuvre féminine ( 48 %
des effectifs totaux ), mais elles sont dispersées
sur un grand nombre de petites unités, elles demandent
une faible qualification et distribuent de bas salaires. Elles
déclinent par petites étapes : de 2 281 emplois
en 1961, elles chutent à 1 785 en 1968 ( selon L'Anjou
économique ). Déjà en 1963, l'enquête
départementale menée par Economie et Humanisme
avait souligné les dangers de cette trop forte spécialisation.
2) Disparition de secteurs marginaux de l'agroalimentaire
- Les graines et semences, traditionnellement obtenues dans l'île d'Offard et sur Saint-Lambert-des-Levées, migrent le long de l'Authion vers La Ménitré et Vilmorin. Saumur cesse d'être une capitale grainière ; ses deux grosses maisons spécialisées ferment leurs portes : la maison Boret, qui s'était associée avec Godineau et avec Camut, l'entreprise Tézier Frères, qui cesse ses activités en 1981 ( les deux entreprises employaient encore 170 salariés en 1973 ).
- Des conserveries liées aux légumes de la Vallée, Deverney et Volant, L'Ecuyer des établissements Ricou et Cocoual, ferment également.
- La fabrique de confitures de Marcel Bertrand-Fouqueray ne redémarre pas après la guerre.
- Les établissements de cardage des crins et la filature de poil angora repartent, mais pour quelques années seulement.
- La vaste usine des tabacs de la SEITA, ouverte en 1945, renforcée par un centre expérimental de traitement du tabac en feuilles, compte jusqu'à 96 salariés et ferme ses portes en 1987, alors qu'elle emploie 58 personnes.
- Nées des forêts locales et des plantations de peupliers, trois usines travaillant le bois marchent bien dans les années 50, puis déclinent ; l'usine de contreplaqués Morineau est liquidée en 1996.
- Les abattoirs, transférés en 1966 du quai Comte-Lair dans la zone industrielle du Clos Bonnet, gérés d'abord par la ville, puis par diverses sociétés, ferment définitivement en 1990.
- L'importante capsulerie du Pont-Fouchard, qui travaillait pour les vins mousseux et pour les conserveries, cesse également ses activités, mais la SCAL du Groupe Péchiney lui succède.
Les fermetures sont donc nombreuses, mais elles représentent assez peu d'emplois. Selon l'INSEE, en 1968, le secteur secondaire représente 30,5 % des actifs dans la commune de Saumur, ce qui est bien au-dessous de la moyenne nationale ; avec une part de 38,5 %, l'agroalimentaire reste en tête ( Dominique Beaumon, Saumur et son agglomération. Contribution à l'étude de la géographie et de l'économie urbaine de Saumur, mémoire de maîtrise, Nantes, 1973-1974, B.M.S., A 520 ).
3) Essor et déclin du champignon de Paris
Née dans des caves
abandonnées, fertilisée par le fumier de cheval,
la culture du champignon de couche est traditionnellement présentée
comme une réussite saumuroise du XXe siècle. Encore
balbutiante en 1914 avec 14 petites entreprises, cette activité
s'est diversifiée ( culture du mycelium, production
de compost, culture en meules, en caisses et en sacs, conserverie,
lyophilisation, surgélation, plats préparés )
et comprend 70 entreprises dans le Grand Saumurois en 1970.
Deux grands groupes dominent le secteur. Le groupe Royal
Champignon, constitué à partir de la conserverie
créée en 1941 par Georges Guilbaud, est devenu une
puissante holding. D'une croissance encore plus vigoureuse, la
société de Maurice Blanchaud, fondée en 1948
à partir de la petite conserverie de Chacé, devient
la première productrice européenne de champignons
; en 1975, elle réunit 1 825 salariés, dont 1 257
dans la région de Saumur. Le groupe est constitué
par la réunion de 9 unités de production dans la
Société anonyme Blanchaud, de sociétés
en liaison financière, d'une société d'intérêt
collectif agricole pratiquant la lyophilisation, de 13 sociétés
civiles agricoles se consacrant à la culture et d'un laboratoire
de recherche et développement ; ce montage complexe
s'accompagne d'une « gestion financière hasardeuse
et non maîtrisée », selon le rapport du préfet
de Maine-et-Loire du 10 septembre 1975 ( A.D.M.L., 1018 W 85 ).
Grande exportatrice, en particulier sur le marché allemand,
la maison Blanchaud y subit la redoutable concurrence des champignons
produits à Taïwan, en Corée du Sud et en Chine
( déjà ). Des clauses de sauvegarde décidées
par Bruxelles en 1974 arrivent trop tard ; la société
est mise en liquidation judiciaire. Un chargé de mission
au cabinet de Jacques Chirac, premier ministre, Jean-Louis Debré,
qui vise le siège de député, vient faire
des promesses illusoires en ce qui concerne les conserves de légumes
( Courrier de l'Ouest, 1er décembre 1975 ).
Repris en partie par Miko-Ortiz et devenu la Société
nouvelle Blanchaud, le groupe semble redémarrer en 1977
en relançant la filière des surgelés et des
aliments infantiles Guigoz. En fait, il est bientôt repris
par Royal Champignon, alors qu'il est tombé bien bas ( 900
salariés en 1981 ). A l'inverse, le groupe de Jacques
Guilbaud se porte bien à cette époque et devient
le leader mondial du champignon en conserve ( Demain...
l'Ouest, n° 23-24, spécial Saumur, 1982 ).
Depuis cette époque, la concurrence est toujours
plus rude et le secteur des champignons annonce en permanence
des licenciements, des restructurations et des fermetures, surtout
depuis 2008. Aux dernières nouvelles, après des
rebondissements financiers, l'héritière de Guilbaud,
la société France Champignon reste leader dans son
domaine et le Saumurois premier centre français de production
champignonnière. Depuis 2010, son actionnaire majoritaire
est Bonduelle, qui restructure sans cesse ses activités
autour de Saumur, Doué, Longué et Montreuil. D'après
Ouest France Entreprises de décembre 2014, France
Champignon compte 686 salariés, alors qu'il en employait
3 000 dans les années 80.
4) Les mutations des maisons de mousseux
Les maisons de vins effervescents
se portent nettement mieux. Nous avons déjà évoqué
la réussite exceptionnelle
de ces entreprises à la Belle Epoque, une période
brillante dans les années 1926-1932, suivie ensuite
par des résultats plus minces. La reprise de l'après-guerre
est un peu lente ; cependant, en 1973, les grandes maisons
de vins produisent 8,48 millions de bouteilles, dont 2 630 000
sont exportées, et emploient 525 personnes dans l'ensemble
du Saumurois. Ces résultats, supérieurs à
ceux du début du siècle, se maintiennent et se consolident
aujourd'hui, les grandes maisons renforçant leur activité
dans le secteur des vins tranquilles. La critique spécialisée
est unanime pour constater la montée en qualité
des fines bulles et le maintien de prix remarquablement bas. Toutes
les maisons saumuroises soulignent leur progression et la montée
de leurs ventes à l'étranger, en particulier en
Allemagne.
Selon la statistique la plus homogène qui nous est
donnée par FranceAgriMer de 2012 et 2014, les maisons saumuroises
avaient récolté 66 700 hl en 2001-2002, elles
passent à 84 900 hl en 2011-2012 et à
74 100 hl en 2012-2013 : leurs stocks s'élèvent
à 39 800 hl en 2001-2002, puis à 45 500
en 2012-2013 ; leurs disponibilités de 106 500 hl
en 2001-2002 atteignent 119 600 hl en 2012-2013. La tendance
générale est donc à une rapide expansion,
tout en notant que les stocks et les capitalisations augmentent
fortement, signe d'un écoulement pas si rapide.
Autre nouveauté, qui présente des facettes
contradictoires : la plupart des maisons ont abandonné
les caves de leurs origines pour déménager dans
des usines plus fonctionnelles et fortement mécanisées.
Il en résulte une forte baisse du personnel. En 2014, Ackerman
donne un effectif de 132, Bouvet-Ladubay 49, Veuve Amiot 34, Langlois
Chateau 34, les caves de Grenelle 22 ; quelques données
nous font défaut, mais il est certain que par rapport aux
525 salariés de 1973, les effectifs ont chuté d'environ
50 %. La productivité a donc fait de gros progrès,
mais les mousseux ne sont plus de gros employeurs.
Une autre nouveauté doit être envisagée
avec inquiétude : de rapides et complexes mouvements
de capitaux ont bouleversé le paysage traditionnel des
maisons saumuroises, une concentration s'est opérée
autour d'Ackerman, Remy Pannier et de Neuville. Surtout, de grands
groupes financiers, parfois étrangers, ont pris le contrôle
des élaborateurs locaux. Ils s'intéressent avant
tout aux comptes et aux dividendes, sans partager l'attachement
des maisons familiales aux lieux et aux traditions saumuroises
( seules, les caves Louis de Grenelle sont demeurées
entièrement indépendantes ). Cette mondialisation
forcenée peut apporter de mauvaises surprises, encore que
Bouvet-Ladubay ait pu reprendre son autonomie en novembre 2015.
5) L'écroulement des chapelets et des médailles
Attestée
à partir des premières années du XVIIe siècle,
la production des chapelets et
des objets de piété, en lien avec les pèlerinage
des Ardilliers, connaît une petite centaine d'années
de prospérité ; elle redémarre dans le troisième
quart du XVIIIe siècle en élargissant son champ
d'activité à des objets de quincaillerie. Elle
repart timidement dans le premier tiers du XIXe siècle,
puis passe à une production massive dans des usines mécanisées,
ce qui donne un nouvel apogée que des statistiques très
optimistes fixaient à un millier de salariés vers
1900. Activité cyclique, la " bijouterie religieuse
" décline au cours du XXe siècle. En 1938,
elle occupe encore 876 ouvriers et exporte dans 28 pays. Elle
repart difficilement après la Libération, en raison
de la pénurie de matières premières, alors
que la demande reste forte en Amérique latine. En 1948-1949,
elle emploie 500 ouvriers dans ses ateliers et 200 à domicile
( André Lartaud, « Les industries de Saumur »,
Annales de Bretagne, 1950, p. 260-268 ).
La Maison Mayaud a connu son zénith en 1904 ; tournée
trop exclusivement vers l'objet de dévotion et affaiblie
par ses forts investissements fonciers, elle s'écroule
la première ; en 1966, la Société Nouvelle
Mayaud récupère ses locaux et son outillage, puis,
installée à Brain-sur-Allonnes, elle se lance dans
la fabrication d'objets pour cheminées. Les cinq autres
entreprises trouvent un second souffle dans la frappe de médailles
civiles, dans les porte-clefs et dans les pin's ( ou épinglettes ),
qui connaissent un fort engouement dans les années 1990.
A droite, la gabare Pascal-Carole représentée par
Martineau. Les effectifs totaux, estimés à 330 personnes
en 1973, remontent aux approches de 500 en 1995.
Ce n'est là qu'une éclaircie temporaire au
milieu de sérieuses difficultés. Finalement, la
société anonyme Arthus-Bertrand, spécialiste
des décorations, ces hochets bien français, reprend
en mai 1999 les entreprises Pichard et Balme, en promettant de
maintenir une centaine d'emplois sur les sites locaux ( 70
à la fin de 2013 ). Le groupe Martineau se relance
en prenant le contrôle du Chapelet d'Ambert et en diffusant
de nouvelles « gammes d'objets porteurs de sens »,
dont des bijoux luminescents, et en employant une centaine de
personnes. La société Partant A et Cie, avec 8 salariés,
continue à commercialiser des objets religieux. A voilure
réduite, trois entreprises maintiennent un savoir-faire
local de haute qualification.
6) Le poids économique des camps américains
Les forces alliées
de l'OTAN, en particulier la 7ème armée américaine,
se restructurent en Europe de l'Ouest à partir de 1951.
Quelques grands ports atlantiques leur servent de tête de
pont, Saint-Nazaire, Donges, Nantes, La Rochelle et Bordeaux,
comme en 14-18. Une série de bases arrière servent
de relais en direction des unités opérationnelles
installées surtout en Allemagne de l'Ouest. Le 7 794th
Saumur Signal Depot France s'implante dans la région
à partir de mai 1952 ; ce bataillon des Transmissions est
chargé de stocker une énorme quantité de
câbles et d'appareils de réserve, ainsi que d'assurer
le reconditionnement des centraux téléphoniques,
des appareils de radio et de télétypie, des talkies
walkies et des shelters, de gros camions-radio GMC. En France,
le seul autre centre spécialisé dans les transmissions
est installé à Verdun.
La première implantation est opérée
dans les vastes caves de Saumoussay, déjà utilisées
et en partie détruites par l'armée allemande. Malgré
l'installation de l'électricité par ligne spéciale
et de l'air conditionné, les lieux s'avèrent très
humides et sont réservés au seul stockage, sous
la garde de militaires américains et polonais.
D'imposants cantonnements sont aménagés à
Varrains, autour du château des Ifs, devenu propriété
de l'Etat français le 15 novembre 1952. Progressivement
sont mis en place le quartier général, le PX, l'hôpital,
des cabanes provisoires pour soldats remplacées par des
bâtiments en béton, les cuisines, un mess pour officiers
et un mess pour recrues, blanchisserie, gymnase, cinéma,
une école, un terrain de base-ball, un booling, des courts
de tennis. Ce cantonnement, déjà très vaste,
est complété par les 30 pavillons de la cité
Dulles construits à Saint-Cyr-en-Bourg, à partir
de 1957, pour les familles de gradés.
Cet impressionnant ensemble est aménagé pour
des effectifs somme toute limités. Les soldats américains
et les personnels du service de travail polonais sont au nombre
de 202 à l'ouverture du camp. Un tableau d'effectifs établi
en 1958 énumère 300 noms. Ce nombre a ensuite progressé
avec l'agrandissement du camp de Méron.
En effet, sur la plaine de Champagne, le long de la voie
ferrée, est inauguré le 15 mai 1958 un important
atelier de reconditionnement du matériel de transmission.
Sur des chaînes spécialisées, les appareils
déjà en service sont démontés et testés
par des moyens électroniques. Un énorme ordinateur
IBM, fonctionnant sur des cartes perforées, gère
les stocks. Ces méthodes sont alors d'avant-garde.
L'essentiel de la documentation
provient du curieux site d'un ancien soldat américain francophile,
bourré de photos et de témoignages, et traduit en
français :
http://www.egroelle.net/
Malheureusement, ce site n'est plus en ligne en 2017.
Egalement du côté français, le bulletin
de septembre 2012 du Centre Socio-culturel Roland Charrier de
Montreuil :
http://csc-rolandcharrier.centres-sociaux.fr/files/2014/01/journal-7.pdf
Aussi, cinq articles d'Elise Delève dans le Courrier
de l'Ouest en septembre 2006.
Le centre de Méron
fonctionne surtout avec des employés français, environ
1 200 au total, qui sont amenés par une cinquantaine
de cars depuis Saumur, Angers et même Nantes. On mesure
ainsi l'attractivité de ce camp qui devient la première
entreprise de la région. Les salariés sont recrutés
par un bureau de l'armée française installé
à Angers, après une enquête sur leurs accointances
éventuelles avec le Parti communiste. Sitôt passé
le certificat d'études, beaucoup de jeunes Saumurois s'inscrivent
pour travailler au camp, qui leur offre une formation gratuite
en électronique et parfois des compléments en informatique.
Pourquoi se lancer dans des études plus poussées ?
Le niveau des salaires est supérieur à celui des
entreprises locales et les conditions de vie sont bonnes ;
les heures de sport sont prises sur le temps de travail.
Ces employés ont forcément des contacts étroits
avec les sergents spécialisés qui encadrent les
ateliers. En sens contraire, le gros des Saumurois se lie peu
avec les Américains, sûrement moins qu'aux alentours
de certaines autres bases. On ne voit guère de G.I. dans
Saumur, seulement dans quelques boîtes de nuit et on s'amuse
de voir leurs énormes voitures coincées dans les
rues étroites. L'obstacle de la langue est fondamental.
Ed Groelle écrit : « Je n'ai jamais eu
l'occasion, durant mon service à Varrains ou aux alentours
du dépôt, de trouver quelqu'un avec qui parler anglais,
je me suis donc résigné à parler en français
élémentaire ». Quelques mariages mixtes
sont signalés ; l'équipe de basket du camp
rencontre des joueurs saumurois ; le général
commandant l'Ecole de cavalerie rencontre le colonel américain
selon les formes protocolaires. Les relations ne vont pas plus
loin.
A la suite de nombreux désaccords, le général
de Gaulle décide de quitter les organisations militaires
intégrées de l'OTAN et demande, le 4 mars 1966,
la fermeture de toutes les bases étrangères implantées
sur le sol national. Les Américains, qui avaient commencé
à quitter la région en 1964, abandonnent leurs installations,
qui sont aussitôt rachetées par les pouvoirs publics
français. Le gros de la population ne regrette guère
ce départ qui fait peu de bruit. Mais les nombreux salariés
français sont surpris et déçus ; grâce
à leur formation en électronique, ils peuvent se
recaser assez bien chez Bull ou chez Thomson à Angers,
ou dans l'électroménager, mais avec des salaires
plus modestes, pas d'avantages en nature et surtout pas à
Saumur. Pour l'ensemble de la région, cette perte soudaine
de 1 200 emplois cause un grand vide, dont on prend conscience
dans les années suivantes.
7) La prise de conscience du retard industriel ( 1968-1971 )
Alors que les Trente
Glorieuses décuplent l'activité industrielle du
pays, le Saumurois manifeste une superbe indifférence à
l'égard des usines, qui enlaidissent le paysage et qui
polluent. Quand à partir de 1964, la DATAR lance une politique
de décentralisation industrielle en accordant des subventions
importantes pour le transfert d'entreprises dans des zones aidées,
seuls les arrondissements de Segré et de Cholet se portent
candidats, les arrondissements d'Angers et de Saumur ne sont pas
intéressés par ces primes ( A.D.M.L., 417 W 127 ).
A Saumur, on n'en parle même pas ; il est évident
que le patronat local ne souhaite nullement des implantations
nouvelles, qui feraient monter les salaires. Pour être complet,
il convient de se remémorer le climat de l'époque.
Les demandes d'emploi sont plutôt rares ( en novembre
1975, 212 hommes et 209 femmes sont inscrits à l'Agence
nationale pour l'emploi ). La main d'oeuvre manque plutôt
et les entreprises agroalimentaires font appel à des immigrés
venus en nombre du Portugal ( en 1971, la police compte 213
portugais sur 319 étrangers dans l'agglomération
- A.D.M.L., 396 W 31 ).
A quoi bon faire venir des entreprises si l'on manque de
bras ? « Les 9 000 nouveaux emplois industriels
créés en Maine-et-Loire entre 1962 et 1968 sont
allés pour 35,5 % dans le Choletais, 11 % à
Cholet même, 15,4 % dans la périphérie
d'Angers, 8,7 % à Angers même et seulement 0,9 %
à Saumur » ( David Bohbot dans La Nouvelle
République du 1er juillet 1976 ). Nous avons relu
les abondantes déclarations de
mai-juin 1968, époque où l'on reconstruisait
le monde : il est souvent question du niveau des salaires
et de la réduction de la semaine de travail, mais personne,
absolument personne, ne parle du retard industriel saumurois.
Avec le recul, on constate que les années 60 ont été
celles des occasions manquées, à une époque
où les entreprises de la région parisienne se transplantaient
facilement dans le Grand Ouest et où des petites villes
ont décollé. Saumur n'avait récupéré
que la CEBAL ; la zone industrielle du Clos Bonnet, sitôt
aménagée, était pleine, mais occupée
par d'anciennes entreprises locales.
C'est très exactement en septembre 1968 que les décideurs
locaux prennent une claire conscience du retard économique
de la région ; la commission industrielle du District
urbain, présidée par le bâtonnier Fruchaud,
premier adjoint, demande alors que le Saumurois soit classé
en zone aidée et, dans la foulée, elle décide
la création d'une zone industrielle à Chacé.
De premières compressions dans l'agroalimentaire ont pu
alerter les esprits. Les résultats du recensement de 1968
sont inquiétants : ils révèlent un net
déficit migratoire qui limite le progrès démographique
de l'agglomération ( l'arrondissement a connu 6 027
départs en six ans ). Les jeunes gens issus des premières
années du baby boom arrivent à 18 ans et ne se voient
aucun avenir sur place, pas plus dans le secteur secondaire, qui
ne recrute plus, que dans le tertiaire, déjà hypertrophié.
La fermeture des camps américains vient soudainement aggraver
la situation. De nouvelles entreprises s'installent bien dans
la région, mais c'est à Méron, grâce
à l'entregent d'Edgard Pisani... A Saumur, au contraire,
tout semble s'écrouler ; la cinquième pile
du pont Cessart s'enfonce en novembre 1968 et la ville est coupée
en deux pour près de trois ans. En janvier 69, la presse
locale évoque une possible fermeture du Tribunal de Grande
Instance ; en novembre, elle lance le bruit du départ du
Cadre Noir pour Fontainebleau, ce qui provoque une intense émotion.
Le jeudi 4 décembre 1969 témoigne des fortes
inquiétudes du temps ; ce jour-là, le maire, Lucien
Gautier, réunit une séance extraordinaire du Conseil
municipal et organise un cortège qui va remettre à
la sous-préfecture une motion réclamant le maintien
du Cadre Noir à Saumur. Le Groupement d'Action des Commerçants
et Artisans de Saumur ( GACAS ), en conflit avec la
municipalité à propos de la piétonnisation,
rédige une motion différente qui insiste sur la
relance économique ; il affirme sur une affiche :
« Depuis 1964, date du départ des Américains,
aucune usine n'est venue prendre la relève pour occuper
les 1 500 personnes sans emploi ». Egalement,
les syndicats ouvriers organisent une troisième manifestation
sur le thème de l'emploi.
La CCI, plutôt satisfaite jusqu'alors, prend un ton
alarmiste et est à l'origine, en 1969, de la création
d'un Comité d'Expansion du Saumurois, qui se met à
rédiger un livre blanc. Les élus locaux ( députés,
conseillers généraux et maires ) se plaignent
d'être tenus à l'écart de cette création
et ils obtiennent la décision suivante : le nouvel
organisme devient une antenne du Comité Départemental
d'Expansion Economique et recrutera un technicien à temps
partiel ( rapport du sous-préfet André-François
Bouquin du 21 février 1972, A.D.M.L., 417 W 127 ).
Désormais, les rapports sur l'industrialisation de Saumur
abondent, l'un du premier adjoint à la Mairie ( A.M.S.,
78 W 138 ), un autre de la CCI de décembre 1970 ( A.D.M.L.,
417 W 127 ). Ce thème devient un leitmotiv dans
toutes les déclarations locales du temps, mais il ne se
passe pas grand chose, à part l'implantation de la CEBAL
en 1970.
L'industrialisation devient un thème central de la
campagne des élections municipales de mars 1971. Le maire
Lucien Gautier, par ailleurs trop absent en raison de ses fonctions
de sénateur, se voit accusé d'être responsable
du retard économique. « Il y a longtemps que
certains milieux influents de Saumur s'accommodent fort bien,
en fait, de la non-industrialisation de la ville, tout en reprochant
avec une parfaite mauvaise foi au Maire de ne pas réussir
à implanter des usines », commente le préfet
( A.D.M.L., 417 W 43 ). En tout cas, Lucien
Gautier est rayé sur sa propre liste et éliminé
de la vie politique saumuroise ( voir détails et commentaires
dans Les choix municipaux ).
8) Saumur a-t-elle refusé l'implantation d'une usine Michelin ?
« Notons que si le pays de Saumur est moins dynamique que ses voisins, c'est d'abord parce qu'il a bénéficié de rentes de situation comme la vigne, le champignon, la douceur angevine et de la présence du Cadre Noir, qui ont longtemps permis à ses élites de bien vivre avec moins d'efforts que dans d'autres territoires. La responsabilité de ces élites locales est lourde : en 1969, elles ont refusé l'usine Michelin qui est allée s'implanter à 70 kilomètres de là, à Cholet, où elle prospère encore. Le Saumurois est le pays des extrêmes ; il détient le plus grand nombre de déclarations d'impôts sur la fortune du Maine-et-Loire et le plus grand nombre de RMistes ! Il n'y a pas de cadres moyens ou supérieurs. La richesse frileuse de quelques-uns s'est maintenue au détriment du développement de tous ».
Michel Godet, Bonnes nouvelles des conspirateurs du futur, Odile Jacob, 2011, p. 35.
Ce réquisitoire
mérite quelques recherches, puisque Jacques Jeanneau et
quelques autres affirment également que Michelin avait
cherché à s'implanter à Saumur, avant d'aller
à Cholet. Rétroactivement, on mesure quelle aubaine
aurait été l'installation d'une usine qui a regroupé
jusqu'à 2 400 salariés ( soit en gros
le nombre actuel des chômeurs de la ville ). Seulement,
nous avons pour règle de ne jamais recopier de confiance
et de vérifier les sources de nos informations. Le service
historique de Michelin n'a pas répondu à notre courrier.
Nous avons exploré les correspondances de la Mairie, de
la Sous-Préfecture et de la Préfecture, épluché
les journaux locaux, examiné les comptes rendus de la CCI
et du Comité d'expansion, repris les polémiques
de la campagne des municipales de 1971, interrogé d'anciens
élus locaux, nous n'avons rien trouvé, pas même
une allusion.
Pour être plus précis, Michelin, implanté
à Joué-lès-Tours depuis 1961, cherchait bien
à ouvrir une nouvelle unité dans la région.
Sa décision de s'installer à Cholet a été
arrêtée à Angers, le 30 novembre 1968, au
cours d'une réunion présidée par Jérôme
Monod, délégué à l'aménagement
du Territoire, qui aurait accordé à la firme une
prime d'implantation d'environ 2 milliards de francs. La nouvelle
n'est divulguée qu'en janvier suivant ( Nouvelle
République, 23 janvier 1969 ). Le maire de Cholet,
Maurice Ligot, précise alors qu'il est en pourparlers avec
Michelin depuis 1967. Si la firme de Clermont-Ferrand a pu faire
une démarche en direction de notre cité, ce n'est
sûrement pas en 1969, comme l'écrit Michel Godet,
mais avant. On peut imaginer qu'elle aurait sondé les deux
villes en 1967-68. De toutes façons, le district de Saumur
n'avait rien à lui proposer, pas le grand terrain qu'elle
recherchait, puisque la zone industrielle de Chacé n'était
pas encore programmée, pas beaucoup de personnel qualifié
non plus. L'usine de Joué-lès-Tours était
déjà desservie chaque jour par des cars partant
de Vernantes et de Saumur ( publicités dans la presse
locale ) ; il aurait été illogique d'installer
une nouvelle unité dans son bassin de main d'oeuvre. Ce
problème du personnel est alors primordial ; dans
son assemblée générale du 22 décembre
1969, le Comité d'Expansion économique de Maine-et-Loire
ne se félicite guère de la venue de Michelin ;
plusieurs intervenants redoutent que la nouvelle usine ne fasse
appel à des ouvriers étrangers ( A.M.S., 78 W 138 ).
Conclusion : dans l'état de la documentation
disponible, le projet d'une implantation de Michelin à
Saumur est une légende locale.
9) La chasse aux usines ( 1971-1983 )
Tout change à partir
de mars 1971, le nouveau maire, Lucien Méhel, s'efforce
de tenir sa promesse d'industrialiser la ville. Le secteur de
Saumur est enfin classé en zone aidée en 1972 et
des primes exceptionnelles sont distribuées aux arrivants.
La fusion-association de
1973 fait passer le territoire municipal de 1 236 à
6 625 hectares ; désormais, des espaces sont
disponibles. La zone industrielle de Chacé est achevée,
alors qu'est lancée celle de
Saint-Lambert-des-Levées, destinée aux industries
légères et aux activités diversifiées.
Des ateliers et des bureaux relais sont créés à
l'intention des entreprises en cours d'installation ; la
moitié des nouveaux venus passent par cette étape.
Paul Chevilliet, délégué local du Comité
d'Expansion économique de Maine-et-Loire, est chargé
de mettre en oeuvre la nouvelle politique. Des brochures luxueuses
vantent l'intérêt d'installer les usines au milieu
des fleurs et des encarts publicitaires fleurissent, comme celui-ci
paru dans Le Monde des 6-7 juillet 1975.
Soit décentralisation économique depuis la
région parisienne, soit création nouvelle, les entreprises
arrivent à un bon rythme :
- Tricosa, dès 1972, lainages tricotés ;
- Carel-Fouché-Languepin, machines à souder, qui
secoue les habitudes locales en pratiquant des horaires libres
et en distribuant des tickets-restaurant, entreprise relancée
en 1983 sous le nom de Société Nouvelle Languepin ;
- Interarnaud, pièces moulées en plastique ;
- Barphone, téléphonie pour entreprises, annoncé
pour 156 emplois, en atteint 280 en 1989 et devient d'abord Lucent
Technologies ;
- Hoffmann Electronique, interphones, repris par le groupe Barphone ;
- Etablissements Girard, métaux précieux ;
- Merlin Gérin Loire, implanté en 1982, postes de
commande électrique ;
- Dechosal, matériel de santé ;
- Ateliers Aéronautiques de Saumur, usinage de pièces
pour avions, successeur d'Eyrignoux Arthuis, mécanique
générale, qui n'avait fonctionné qu'un an ;
- Biro, extincteurs ;
- Lutsia, cosmétiques, dépendant du groupe Roussel
Uclaf, nouvelle usine inaugurée en mai 1981 ;
- CLS, composants électroniques, dépendant du groupe
angevin SERCE ;
- EIMA, groupes électrogènes, implantation annoncée
en 1975.
La liste n'est pas tout
à fait complète ; il y manque des ateliers
minuscules, des entreprises qui ont seulement promis une installation
sans aller plus loin, une autre qui s'est implantée dans
une classe désaffectée pendant quelques semaines.
Sources principales : bulletins municipaux ; la
Nouvelle République du 1er juillet 1976 ; Demain...
l'Ouest, n° 23-24, 1982.
Ces entreprises sont toutes de petite taille, mais elles présentent l'intérêt de s'étendre à des domaines diversifiés, qui sortent enfin Saumur de son étroite spécialisation dans l'agroalimentaire. Quelques unes demandent une haute spécialisation et distribuent de bons salaires. Elles représentent un total d'environ 1 000 emplois pour l'ensemble du district. Le secteur secondaire remonte un peu dans l'agglomération saumuroise où il passe de 34,1 % des actifs en 1968 à 36,5 % en 1975.
Malgré cet effort, à terme, les résultats ne sont pas si brillants. La crise mondiale s'est déchaînée à partir de 1973, un peu plus tard dans la région, et elle a entraîné une sélection sévère. Certains établissements, déjà mal en point, n'étaient que des chasseurs de primes qui venaient tenter une survie à Saumur et qui n'ont pas survécu longtemps. Bien des entreprises citées ci-dessus ont échoué très vite, alors que leur installation avait eu un coût pour la collectivité. D'autres ont été reprises par des groupes plus puissants. La fermeture de la CLS ( 120 salariés ) est suivie par une occupation de l'usine pendant les derniers mois de 1975 et les premiers de 1976, action spectaculaire jusqu'alors inédite à Saumur. Finalement, seulement trois entreprises de cette époque survivent aujourd'hui sous leur forme originelle.
10) Trente années de déclin industriel
Depuis les années
1980, la France est entrée dans une économie post-industrielle,
à plus forte raison Saumur, où le secteur secondaire
était fragile. Malgré l'activité de la Pépinière
d'entreprises et de la Maison de la Création et de la Transmission
d'entreprises, toutes les statistiques sont à la baisse.
L'année 1998 est particulièrement meurtrière
avec les dépôts de bilan de Languepin et de Balme.
Le Magazine de Saumur a beau annoncer à cor et à
cri de nouvelles installations, ces promesses ne sont pas suivies
d'effet. Pendant les 18 années de mandat de Jean-Paul Hugot,
« pas une seule nouvelle entreprise de plus de 10 personnes
n'est venue à Saumur assurer la relève et la continuité
du développement économique local, alors qu'elles
se sont installées à Montreuil-Bellay, Doué,
Longué, Loudun... », assure un observateur qualifié
( La Nouvelle République, 19 avril 2001 ).
Depuis lors, l'implantation de Castel ( interphones ),
de la sellerie Butet, de TRIAL ( maintenance industrielle ),
de Montanier ( nettoyage industriel ), de Ponticelli
( tuyauterie spécialisée ), de G2M ( appareillage
orthopédique ) et la reprise de César par Masport
constituent d'heureuses exceptions, mais elles ne compensent pas
les disparitions et les compressions d'effectifs. La lecture d'Anjou
Eco n'est guère euphorisante pour la région
de Saumur. La crise qui débute en 2008 fait flamber le
chômage et cause de gros dégâts ; France
Champignon est particulièrement touché et Mécafluid
( puis Vogel, puis SKF ), lubrification, quitte Saumur.
Les établissements industriels restent de taille
réduite, le plus important étant UNIL OPAL avec
170 salariés en 2014, suivi par Merlin Gérin Loire,
131, et par MF Productions ( ex-Lutsia ), 115. D'une
façon plus générale, 11 entreprises seulement
dépassent le seuil de 50 salariés. Pour la ville
de Saumur, en chiffres ronds, car les données de l'INSEE
ne sont pas homogènes, l'industrie représente 18 %
des actifs, salariés et indépendants, en 1999, 16 %
en 2006, 15 % en 2009 et 14 % en 2011. Lancée
trop tard dans un contexte défavorable, la greffe industrielle
est plutôt un échec.